La Coalition canadienne pour une bonne gouvernance fait fausse route
Yvan Allaire | Lesaffaires.comFaudrait-il permettre aux actionnaires de proposer des candidats au poste d’administrateur? Voilà un débat qui fait rage actuellement. L’enjeu est sensible dans la mesure où il contourne les prérogatives et les responsabilités du conseil d’administration en la matière.
En août 2010, conformément aux prescriptions de la Loi Dodd Frank, la Securities and Exchange Commission (SEC) a proposé que les actionnaires qui représentent plus de 3 % des actions en circulation et qui détiennent ces actions depuis plus de 3 ans soient autorisés à proposer un nombre limité de candidats au poste d’administrateur et que les noms de leurs candidats figurent sur le formulaire de procuration envoyé à tous les actionnaires (ce que l’on appelle l’« accès aux procurations »). Ce droit était assorti d’un certain nombre de restrictions et de conditions.
Toutefois, cette règle proposée a toutefois été rejetée, en 2011, par la Cour d’appel américaine pour le circuit de D.C.
Depuis lors, plusieurs sociétés ont adopté le principe des 3 % et des 3 ans, parfois par suite de l’adoption d’une proposition des actionnaires (Monsanto), parfois par suite d’une démarche préemptive (General Electric, Bank of America, Marathon Oil). En 2014, à peine 18 propositions de cette nature ont été présentées. En juillet 2015, elles étaient au nombre de 84, dont 49 ont reçu l’appui de la majorité (source : H.J. Gregory of Sidley Austin LLP, juillet 2015).
Il ne fait aucun doute que l’« accès aux procurations » est le nouveau cheval de bataille dans le domaine de la gouvernance. Ce débat soulève des questions importantes qui doivent être examinées avec soin avant de prendre position. Les deux côtés s’accordent pourtant sur un point : si les décideurs devaient permettre aux actionnaires un certain « accès aux procurations » de sorte que le nom des candidats proposés par ceux-ci figure sur le même bulletin de vote par procuration envoyé à tous les actionnaires, ce droit devrait être assujetti à des conditions très précises :
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- les actionnaires devraient être propriétaires d’un nombre substantiel d’actions : par exemple 1 % ou 2 % ou, plus souvent, 3 % de la totalité des actions en circulation (un pourcentage accru étant prévu pour les sociétés à petite capitalisation boursière);
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- pour avoir « accès aux procurations », les actionnaires devraient être propriétaires de leurs actions depuis un certain temps : au moins 1 an ou 2 ans ou, plus souvent, au moins 3 ou 5 ans;
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- le nombre, ou le pourcentage, d’administrateurs pouvant être proposés en tant que candidats dans le cadre de ce processus au cours d’une année donnée devrait être limité : par exemple, 3 membres ou au plus 20 % ou 25 % des administrateurs;
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- le nombre d’actionnaires pouvant se regrouper pour atteindre le seuil minimal de possession d’actions devrait être limité : par exemple, 5 actionnaires ou 15 ou 25 actionnaires, etc.
Tous ceux qui sont en faveur de l’«accès aux procurations» souscrivent à ces conditions ou à une quelconque variante de celles ci; pourtant, dans un document d’orientation diffusé cette semaine, la Coalition canadienne pour une bonne gouvernance (CCGG) fait bande à part dans le monde de l’investissement nord américain pour ce qui est de l’une des principales conditions régissant l’«accès aux procurations». En effet, la CCGG n’imposerait aucun délai, quel qu’il soit, avant que les actionnaires n’acquièrent le droit de proposer des candidats au poste d’administrateur :
[TRADUCTION] « Selon la CCGG, aucun délai n’est nécessaire pour s’assurer que l’accès aux procurations ne soit réservé qu’aux actionnaires qui ont une perspective à long terme à l’égard de la société (plutôt qu’à des actionnaires cherchant à réaliser un gain à court terme) ou pour éviter des candidatures épineuses. Le comportement passé n’est pas nécessairement indicatif des intentions futures et l’on ne peut présumer qu’un actionnaire ayant acquis ses actions depuis peu n’ait pas de perspective à long terme. »
Il s’agit là d’un argument inédit et très discutable. Dans le monde financier des temps présents, les actions des entreprises sont détenues pour des périodes plutôt courtes. Ainsi, la période de détention médiane pour les sociétés de placement est de 1,23 an; dans le cas des caisses de retraite, elle est de 1,72 an (Cremers, Pareek et Sautner, 2012). Par ailleurs, on estime que 70 % des actions achetées par un gestionnaire de trésorerie médian sont vendues dans moins d’un an; dans le cas d’une caisse de retraite moyenne, ce pourcentage est de 65 % (Chakrabarty, Moulton et Trzcinka, 2012).
En plus, il s’agit là de ce qu’il est convenu d’appeler des investisseurs à long terme. Les fonds de couverture, fonds momentum et autres fonds « poker » n’y sont pas inclus. Si l’on s’appuyait sur ce raisonnement de la CCGG, le Canada devrait accorder la citoyenneté canadienne aux touristes étrangers dès leur arrivée au pays, puisque l’on ne pourrait pas présumer qu’ils n’ont pas l’intention d’y résider à long terme.
Tous les grands fonds institutionnels américains (CalSTRS, TIAA-CREF, Vanguard, T. Rowe Price, etc.) ainsi que les conseillers en matière de gouvernance (The Council of Institutional Investors (CII), Institutional Shareholders Services (ISS), Glass, Lewis, etc.) se sont prononcés fermement en faveur d’une période minimale de détention des actions à titre d’exigence pour un « accès aux procurations ».
La proposition de la CCGG, si elle était mise en œuvre, ferait du Canada, qui est déjà une terre d’accueil pour les offres publiques d’achat hostiles ou autres, un paradis pour les fonds de couverture activistes. Ces fonds à court terme auraient le droit de proposer des candidats au poste d’administrateur peu de temps après avoir investi dans une société plutôt que de devoir s’engager dans une véritable course aux procurations, à la fois coûteuse et hasardeuse.
La position isolée qu’a adoptée la CCGG est difficile à comprendre et à défendre, à moins qu’elle ne cherche à faciliter l’entrée au Canada de fonds de couverture activistes; mais au profit de qui?
Les opinions exprimées dans ce texte n’engagent que l’auteur.