Le mal bureaucratique
Yvan Allaire | La PresseLes gouvernements de toute couleur, de quelque persuasion idéologique sont tous porteurs du virus d’un mal pernicieux, d’apparence bénigne mais dont les effets à long terme sont débilitants, voire délétères pour la santé démocratique de nos sociétés.
Ce mal, une « bureaucratite » aigue, se manifeste par une fièvre du contrôle, une boulimie de planification, une grattelle de centralisation. Dès que les premiers symptômes apparaissent, les éléments sains au gouvernement, les partis d’opposition, les medias et les citoyens doivent agir vigoureusement et promptement pour enrayer l’infection.
Le projet de loi 15 du gouvernement du Québec, intitulé « Loi sur la gestion et le contrôle des effectifs des ministères, des organismes et des réseaux du secteur public ainsi que des sociétés d’État», offre un exemple patent de « bureaucratite » en incubation.
Constatant avec mauvaise humeur que l’on ne connait pas précisément le nombre de personnes travaillant pour le secteur public québécois, le président du Conseil du trésor, M. Martin Coiteux, annonce son intention de se « donner tous les outils pour bien dénombrer et pour savoir qui fait quoi.» La Presse, 6 juin 2014.
Puis, le gouvernement apprend et se scandalise que des organismes octroient des contrats d’emploi parfois à des personnes récemment retraitées du même organisme. Voilà comment le virus latent se transforme en mal aigu. Toute erreur est une faute ; toute faute mérite une sanction et des mesures pour en assurer la disparition à tout jamais; toute imperfection du fonctionnement de l’État est insupportable et attribuable aux contrôles insuffisants, à une planification déficiente, à une reddition de comptes défectueuse, à une vérification insuffisamment diligente et, bien sûr, à l’absence de sanctions préventives.
En treize courtes pages, le projet de loi 15 propose d’accorder au Conseil du trésor des pouvoirs nouveaux d’une étonnante amplitude.
Voyons un peu : « Le Conseil du trésor établit le niveau de l’effectif dont dispose chaque ministre pour l’ensemble des organismes publics dont il est responsable » (article 10)
« Chaque ministre responsable répartit en tout ou en partie l’effectif attribué par le Conseil du trésor…entre les organismes publics visés dont il est responsable et en informe ensuite le président du Conseil du trésor. Il communique également le niveau de l’effectif établi… aux organismes visés » (article 11).
« Une planification triennale de la main d’œuvre visant à optimiser l’organisation du travail doit être réalisée tous les trois ans (sic) par chaque organisme public. …Le ministre responsable transmet au président du Conseil du trésor la planification des organismes publics que ce dernier désigne. » (article 6)
Quels sont les organismes qui devront se soumettre à cet exercice et ce contrôle :
- Tous les ministères, cela va de soi et le projet de loi aurait dû arrêter là;
- Les commissions scolaires et donc toutes les écoles du Québec ;
Les 72 CÉGEPS ; - L’Université du Québec et toutes ses universités constituantes ;
- Les quelque 190 établissements de santé et services sociaux ;
- Les 99 organismes budgétaires et autres que budgétaires ;
- Les grandes sociétés d’État (Hydro-Québec, SAQ, Loto-Québec, etc.)
Rappelons que la plupart de ces organismes, au premier chef les sociétés d’État, préparent déjà des plans stratégiques triennaux, lesquels doivent recevoir l’approbation du gouvernement, qu’ils sont gouvernés par des conseils d’administration qui en revoient et approuvent les budgets, qu’ils doivent rendre public chaque année un rapport de leurs activités et de leurs résultats.
Il serait incongru d’imposer une telle démarche de contrôle des effectifs qui soit en ajout et sans lien avec les démarches de gestion et de gouvernance déjà en place.
Il faut une singulière ignorance du fonctionnement des organisations complexes pour ne pas subodorer les réactions et les comportements que suscitera une telle imposition. Comprenant bien qu’à la façon coutumière des bureaucraties, des diktats et des décrets ordonnant des coupures arbitraires et universelles d’effectifs suivront, tous chercheront à justifier le plus grand nombre d’employés. Le plan triennal d’effectifs, disjoint du plan stratégique et du budget, deviendra un exercice hautement politique aboutissant à des demandes collectives d’augmentation des effectifs.
Au bout du compte, ne pouvant admettre l’erreur (une bureaucratie ne se trompe jamais), il faudra augmenter la mise, ajouter des contrôles et des vérifications, demander encore plus d’information. Les ministères et le Conseil du trésor, ensevelis sous une masse de documents, émettront donc des directives générales de coupure d’effectifs sans pertinence aux véritables enjeux.
Ce gouvernement, comme tant d’autres, ne comprend pas la différence entre gouverner et gérer. Gouverner dans ce cas précis prendrait la forme d’une directive transmise par leur ministre de tutelle aux organismes et leurs conseils d’administration leur demandant d’atteindre des objectifs de réduction des coûts d’exploitation, laissant à leur initiative respective les moyens d’atteindre l’objectif.
Il ne faudrait pas faire la démonstration au Québec que Kafka était un optimiste et que George Orwell manquait d’imagination !
Les propos de ce texte n’engagent que son auteur.