5 novembre 2010

Histoire de potasse

Les prises de contrôle d’entreprises canadiennes par des sociétés étrangères

Yvan Allaire | IGOPP

Voilà, c’est fait, ou presque. Le gouvernement canadien bloque la transaction qui aurait permis à BHP-Billiton d’acquérir la société Potash Corp et donne trente jours à cette société pour bonifier son offre. Le gouvernement canadien pourrait fort bien autoriser cette transaction au terme de cette période de trente jours si BHP-Billiton assortit son offre de nouveaux engagements « fermes et solennels ». Les observateurs estiment un tel aboutissement peu probable.

Quels que soient les engagements que pourrait prendre BHP-Billiton, dans les faits, ces engagements seront vite et facilement contournés. Potash Corp deviendrait une simple division de BHP-Billiton ; la visibilité d’une division, la transparence de ses opérations, l’autonomie décisionnelle dont elle jouit sont bien moindres que pour une société pleine et entière cotée en bourse. Voyons comme les choses se passent chez Falconbridge, Inco et Alcan, devenus des divisions de quelque multinationale avec siège social quelque part ailleurs.

Plusieurs maitres à penser canadiens se sont montrés favorables à cette transaction, reprochent amèrement au gouvernement son inconséquence idéologique et continuent d’argumenter avec force pour que le gouvernement, en bout de piste, autorise la transaction. Leurs arguments sont curieusement spécieux.

  • Il ne faut pas empêcher les actionnaires, les « propriétaires » de la société, de bénéficier pleinement du prix offert par l’acquéreur ; comme si, en 2010, les actionnaires étaient encore ce groupe d’investisseurs stables et loyaux commis envers le succès de la société. La période moyenne de détention des actions est maintenant de moins d’un an ; dans cet univers bizarre de produits dérivés, de fonds de spéculation de toute nature, de « dark pools », de « high speed trading », des « flash orders », des ventes à découvert etc., etc., comment peut-on prétendre que les fonds ou individus (surtout des fonds d’ailleurs) qui détiennent les actions un jour donné sont encore les propriétaires légitimes de la société ayant droit à tous les égards dus aux « propriétaires ». Dans toute société normale, les touristes ne votent pas et les parieurs ne sont pas propriétaires du casino ! D’ailleurs, tout actionnaire qui veut bénéficier du prix offert par un acquéreur éventuel peut simplement vendre ses actions en bourse quelque temps après l’annonce de l’offre, le prix de l’action se déplaçant rapidement vers le prix offert. Le 4 novembre, après l’annonce du gouvernement canadien, le titre de Potash se transige à $140 alors que l’offre de BHP-Billiton se situait à $130 !
  • Puisque les sociétés canadiennes acquièrent des entreprises étrangères, il est normal que des entreprises étrangères puissent acquérir nos entreprises. Distinguons : Combien d’entreprises canadiennes ont tenté et réussi une acquisition  «hostile», non souhaitée par la direction, d’une entreprise étrangère dans le secteur des ressources naturelles ? Récemment, Alimentation Couche Tard (ACT) a fait une telle tentative, l’acquisition « hostile » d’une société américaine de dépanneurs, Casey’s. Le conseil d’administration de Casey’s s’y est opposé et pour ce faire jouissait d’une panoplie de mesures enchâssées dans la loi de l’Iowa (l’état d’incorporation de Casey’s). ACT a échoué et pourtant ne cherchait pas à prendre le contrôle d’une société exploitant des ressources non-renouvelables. Quelque 30 états américains ont adopté des lois donnant aux conseils d’administration la capacité de repousser toute tentative de prise de contrôle non souhaitée.
  • Le gouvernement canadien, en bloquant cette transaction, ternirait son image et risquerait d’indisposer les investisseurs étrangers envers le Canada. Cet argument surprend. Comme si le Canada, pays au sommet de tous les palmarès allant de la qualité de sa réglementation, au faible niveau de corruption et à l’excellence de son système judiciaire, devait quémander les faveurs des investisseurs étrangers comme quelque pays défavorisé. Aucun pays, aussi commis soit-il aux vertus des marchés libres, ne fait pas quelque exception pour ses secteurs névralgiques. Les ressources gisant dans les terres canadiennes sont-elles la propriété exclusive et monnayable des investisseurs et spéculateurs?

Que faire ?

  • La loi canadienne (et québécoise) sur les sociétés par actions commande aux membres des conseils d’administration d’agir dans l’intérêt de la société. Dans deux jugements récents, la Cour suprême du Canada a précisé ce que signifiait cette expression: Nous considérons qu’il est juste d’affirmer en droit que, pour déterminer s’il agit au mieux des intérêts de la société, il peut être légitime pour le conseil d’administration, vu l’ensemble des circonstances dans un cas donné, de tenir compte notamment des intérêts des actionnaires, des employés, des fournisseurs, des créanciers, des consommateurs, des gouvernements et de l’environnement…Les administrateurs et les dirigeants ont en tout temps leur obligation fiduciaire envers la société. Les intérêts de la société ne doivent pas se confondre avec ceux des actionnaires, avec ceux des créanciers ni avec ceux de toute autre partie intéressée. (People c. Wise, emphase ajoutée). En fait, ce sont les commissions des valeurs mobilières canadiennes qui ont édicté (en 1997) des règles de conduite pour les conseils lors de tentatives de prise de contrôle. Ces règles devraient être modernisées pour tenir compte des nouvelles réalités de l’actionnariat des sociétés ainsi que des jugements de la Cour suprême en ce qui a trait aux responsabilités et devoirs des conseils d’administration.
  • La règle de symétrie internationale devrait guider les décisions en ce domaine des prises de contrôle de sociétés canadiennes par des intérêts étrangers. Cette règle est simple et logique : aucune entreprise ou fonds d’investissement d’un pays étranger ne peut acquérir une entreprise nationale dans un secteur donné si cette dernière ne serait pas autorisée ou capable d’acquérir une entreprise semblable dans ce pays étranger.

En d’autres mots, si nos entreprises ne peuvent acquérir les vôtres, vous ne pouvez acquérir les nôtres. Dans le cas de Potash, la société BHP-Billiton est dotée d’un conseil avec élection des membres du conseil répartie sur trois ans, ce qui est une mesure très efficace contre les prises de contrôle non souhaitées. Cet arrangement fait en sorte que si, par pure hypothèse, Potash voulait acquérir BHP-Billiton, cette opération se heurterait à une entrave de taille.

Puis, le gouvernement australien laisserait-il une société étrangère prendre le contrôle de BHP-Billiton ? Cela est douteux lorsque l’on constate que le gouvernement australien s’apprêterait à bloquer la tentative de la bourse de Singapour d’acquérir la bourse australienne malgré que les deux entités conserveraient leur autonomie et seraient réglementées par leurs agences propres.