11 février 2025

Zones grises entre intérêts personnels et charité

Améli Pineda et Stéphanie Vallet | Le Devoir

Des ex-employés et des ex-membres du conseil d’administration (CA) de la Fondation Jasmin Roy Sophie Desmarais estiment que Jasmin Roy aurait utilisé l’organisation à des fins personnelles. Ces cinq sources ont notamment fait part au Devoir de leur incrédulité face à la rémunération des conférences données dans des écoles par celui qui est président du CA et directeur général de la Fondation. Certains ont d’ailleurs quitté la Fondation en grande partie à cause du manque de confiance envers M. Roy et sa gestion de l’organisme.

« Les écoles appelaient à la Fondation, mais le booking des conférences se faisait par son agent. Ce n’était pas gratuit, les écoles payaient, mais la fondation ne recevait pas d’argent », explique une ex-employée chargée des opérations de la fondation, qui n’est pas autorisée à parler aux médias dans le cadre de ses nouvelles fonctions.

Le Devoir a mis la main sur une dizaine de factures émises par des centres de services scolaires entre 2011 et 2024 et payées à l’entreprise Productions Jasmin Roy inc. pour des conférences données par M. Roy. Il s’agit de conférences en lien avec la mission de la Fondation, comme « Au-delà de l’intimidation : admettre la différence », « L’intimidation à l’école » et « #Bitch les filles et la violence », et qui sont annoncées sur le site Web de la Fondation.

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Un double chapeau

Depuis 2014, Jasmin Roy est à la fois directeur général de la Fondation et président de son conseil d’administration. Un double chapeau qui lui confère de nombreux pouvoirs, et que dénoncent des ex-employés et anciens membres du CA. Ils ont d’ailleurs démissionné, insatisfaits de la gouvernance de la fondation et lassés de ne pas avoir les réponses à leurs questions au sujet des finances de cette dernière.

La vice-présidente exécutive de l’Institut sur la gouvernance d’organisations privées et publiques (IGOPP), Alexandra Langelier, explique que le double chapeau n’est pas contraire à la loi, mais qu’il est non recommandé, puisque le rôle du conseil d’administration est de veiller au bon fonctionnement des opérations. « Là, on a une personne qui est à la fois un surveillant et un surveillé », souligne-t-elle.

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Un directeur général à contrat

Les procès-verbaux de la fondation que Le Devoir a obtenus indiquent que Jasmin Roy recevait un salaire annuel de 65 000 $ de 2015 à 2018 puis que ce dernier a été majoré à 100 000 $. Or dans les déclarations effectuées à l’Agence du revenu Canada par la Fondation consultées par Le Devoir, le salaire du directeur général, qui a trois employés sous sa responsabilité, ne figure ni dans la masse salariale de la Fondation ni dans la case « honoraires de professionnels et de consultants ». M. Roy a expliqué au Devoir être « sous-contractant » de sa propre Fondation, alors que ses activités à temps plein en tant que DG lui confèrent un statut d’employé salarié selon les critères de Revenu Québec, soulignent trois experts consultés.

« Je fais partie des sous-contractants pour éviter de payer des DAS [déductions à la source] parce que je ne sais pas si vous le savez, ça coûte cher, des DAS », explique M. Roy. Une justification reprise également par les deux membres du conseil d’administration auxquelles Le Devoir a parlé, qui précisent que le statut de M. Roy date de bien avant leur arrivée au CA.

« On ne peut pas décider d’être sous-contractant comme ça, simplement parce que les DAS coûtent cher. Imaginez si tous les employés au Québec faisaient de même… », souligne Brigitte Alepin, professeure en fiscalité à l’Université du Québec en Outaouais, qui ajoute que déclarer un statut erroné peut avoir des répercussions fiscales. « Les règles concernant les fondations de charité doivent respecter scrupuleusement les lois fiscales. Elles bénéficient d’une exonération totale d’impôt et délivrent des reçus de dons. En tant que contribuables, qui subventionnons ce régime, nous devons pouvoir avoir confiance en leur fiabilité. »

Selon Alexandra Langelier, un directeur général travaillant à temps plein pour un OBNL est considéré comme un employé salarié. « Le poste de directeur général est un poste rémunéré et qui est salarié, surtout lorsqu’on a des employés. On n’a pas les mêmes responsabilités lorsqu’on est directeur général et lorsqu’on est consultant », indique-t-elle.

En entrevue avec Le Devoir, Jasmin Roy rappelle que les comptes de la fondation sont audités chaque année. Il indique que son statut de travailleur autonome a été validé dès son entrée en fonction comme DG par le CA. Il justifie son statut de contractuel à la fondation par le fait qu’il a d’autres activités puisqu’il écrit des livres et donne des conférences.

Dans une déclaration écrite, Sophie Desmarais, marraine d’honneur de la fondation qui porte son nom, « nie catégoriquement » les allégations contenues dans cette enquête, qu’elle qualifie de « non fondées ».

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