23 mai 2024

Vers un « effritement » de la production indépendante ?

« Il y a deux clans qui se dessinent »

Charles-Éric Blais-Poulin et Jean Siag | La Presse

Dans les coulisses du petit écran, le sujet est aussi tabou qu’inévitable : l’entreprise de Pierre Karl Péladeau tente de mettre son pied dans le plus de maisons de production possible.

À l’heure actuelle, Québecor a acquis des parts minoritaires dans cinq boîtes de contenu télé, soit ComediHa! (2018), Pixcom (2021), Déferlantes (2022), Fair-Play (février 2024) et Attraction (mars 2024). Le plus important diffuseur du Québec s’est montré intéressé par l’actionnariat d’au moins quatre entreprises de production, a appris La Presse de sources impliquées dans les discussions.

« Mais est-ce la solution aux problèmes des diffuseurs ? », se demande un producteur en évoquant la domination du géant québécois. « Est-ce normal qu’un groupe médiatique mette la main sur autant de maisons de production ? La vérité est que c’est mauvais pour la démocratie, les artistes, les syndicats et les entrepreneurs. »

Interrogé par La Presse sur la stratégie d’acquisitions du Groupe Québecor en marge de l’assemblée annuelle de l’entreprise, son président et chef de la direction, Pierre Karl Péladeau, a répondu : « Établir des partenariats avec des sociétés de production, c’est ce que nous souhaitons. On en a partout dans nos activités. Je ne vois pas pourquoi on n’en aurait pas en télévision. Bien au contraire. Et on veut continuer à construire une industrie de la télévision forte ici au Québec et c’est certainement par l’ajout d’une capacité financière qu’on sera en mesure de poursuivre cette activité. »

Québecor nous a dirigés vers cette réponse à la suite de notre demande d’entrevue.

La concurrence avec Bell

Bell Média, qui possède notamment Noovo et Crave, a elle aussi mis un pied dans la production indépendante. L’entreprise de télécommunications a acheté des parts minoritaires de Sphère Média en mai 2023. Cette acquisition se serait faite en réaction à la stratégie de Québecor, selon nos informations. Bell a décliné notre demande d’entrevue pour ce reportage.

« On va se retrouver avec Bell qui a ses partenaires et Québecor qui a ses partenaires, le bleu contre le jaune, avec chacun son studio, s’alarme le producteur Louis Morissette. Les grands perdants dans tout ça, ça va être les créateurs, les réalisateurs, les scénaristes. »

Les grandes idées qu’on a eues, qu’on a été capables d’exporter à travers les années, étaient liées à une prise de risque. C’est la première affaire qui va sauter. (Louis Morissette, président de KOTV)

Le président de KOTV, qui n’a aucun lien d’affaires avec Québecor, est le seul producteur qui a accepté d’être nommé dans ce reportage. Mais son discours rallie les dirigeants d’au moins six autres boîtes de production à qui nous avons parlé en échange de l’anonymat pour ne pas nuire à leur entreprise ou à leurs employés. « Comme je suis barré par Québecor depuis 20 ans, je suis le seul qui a cette liberté-là », dit M. Morissette.

L’homme d’affaires craint qu’une « compétition interne » s’installe entre les maisons de production codétenues par Québecor et tire l’ensemble des budgets vers le bas, à la défaveur des artisans, des artistes et des téléspectateurs.

L’un des producteurs sondés va plus loin : la situation actuelle pourrait carrément entraîner « l’effondrement de la production indépendante au Québec ».

« Les producteurs totalement indépendants ont peu de chances de faire des ventes [d’importance] au groupe Québecor, estime-t-il. Avec Bell, il y a donc deux clans qui se dessinent et si on laisse aller les choses, c’est la fin pour nous. »

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Acquisition et réciprocité

Selon le président-directeur général de l’Institut sur la gouvernance, François Dauphin, il est évident qu’une entreprise qui fait l’acquisition de parts, même minoritaires, dans une maison de production doit y trouver un intérêt.

« Dès qu’il y a une injection de capitaux, il doit y avoir une réciprocité quelconque, qu’il s’agisse d’un droit de premier regard, de la présence d’administrateurs dans le C.A. ou d’autres formes d’avantages. Tout cela est négocié de gré à gré dans la convention entre actionnaires », précise M. Dauphin.

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