Une déconfiture impunie
Yvan Allaire | La PresseLe 15 septembre 2008 à 1h15 du matin, les avocats de Lehman Brothers, la banque d’affaires américaine, demandaient aux tribunaux de placer la société sous la protection de la loi américaine de la faillite. Cette déconfiture, la plus importante de l’histoire des États-Unis (600 milliards$ d’actifs), allait provoquer un raz de marée financier et économique qui a failli emporter l’ensemble des marchés financiers mondiaux dans son sillage.
Les causes de cette banqueroute sont notoires et bien documentées dans le rapport de 2200 pages de l’enquêteur nommé par le tribunal (publié en mars 2010).
- Comme toutes les banques américaines d’investissement en ces temps, le modèle d’affaires de Lehman comportait un haut risque, un usage maximal de l’endettement, des prises de position gigantesques dans des produits risqués, un mode de financement vulnérable et de court terme.
- Des systèmes de rémunération extravagants arrimés au revenu net et à la valeur du titre, sans prendre en compte le niveau de risque assumé pour réaliser ces profits. M. Fuld, le PDG de Lehman, a touché 523 millions$ de 2000 à 2008 en bonus et par l’exercice de ses options sur le titre.
- Une décision hasardeuse en 2006 d’augmenter la mise alors que les marchés financiers commençaient à vaciller, Lehman estimant que «la chute des prix serait de courte durée et offrait de juteuses opportunités de profits».
- Les sommes exigées, possiblement illégalement, au cours de 2008 par les contreparties, en particulier J.P. Morgan et Citibank, comme sûreté additionnelle pour des produits dérivés auxquels Lehman était partie ont vite épuisé les liquidités de l’entreprise.
- Une foi indéfectible chez les dirigeants de Lehman que les autorités américaines interviendraient pour sauver Lehman comme elles l’avaient fait six mois plus tôt pour sauver de justesse une autre banque d’affaires, Bear Stearns. Persuadés que les autorités américaines bluffaient lorsqu’elles lui affirmaient qu’elles ne viendraient pas en aide à Lehman, les dirigeants de la société ont tardé à prendre des mesures de sauvetage de l’entreprise. Une acquisition de dernière heure par la banque britannique Barclay’s aurait pu sauver Lehman, mais il était trop tard pour satisfaire aux exigences réglementaires britanniques.
L’Enquêteur avait aussi et surtout comme mandat de déterminer si le conseil et les dirigeants de Lehman avaient commis des actes les rendant passibles de poursuites criminelles ou civiles.
Les conclusions de son rapport sont surprenantes:
- Les membres du conseil ne sont imputables d’aucune faute de commission ou d’omission pouvant mener à des poursuites civiles ou criminelles;
- Les membres de la direction sont également exonérés de toute responsabilité criminelle ou civile, sauf quatre dirigeants et la firme d’audit Ernst&Young pour leur participation à la manœuvre appelée «Repo 105».
- Cette manipulation, bien que tout juste conforme aux normes comptables, visait à diminuer subrepticement et artificiellement (de 50 milliards$) le niveau des actifs et relever ainsi le ratio de l’avoir des actionnaires. Durant la période critique de fin 2007 et 2008 alors que Lehman subissait de fortes pressions des marchés financiers, la société voulait montrer aux agences de notation, aux investisseurs et aux prêteurs une image financière plus rassurante.
- L’Enquêteur conclut que ces quatre dirigeants ainsi que la firme d’audit ont agi de façon négligente et non conforme à leurs obligations fiduciaires et professionnelles. Trois ans après la remise du rapport, il ne semble pas que les autorités américaines aient l’intention d’entreprendre quelque procédure judiciaire.
- Évidemment, toute une ribambelle de litiges entre parties privées chemine lentement vers les tribunaux. À ce jour, un seul recours collectif d’actionnaires contre les dirigeants et membres du conseil de Lehman a été réglé en 2011 pour la somme dérisoire de 98,5 millions$, versée entièrement par les assureurs de Lehman!
Ainsi, la plus importante faillite de l’histoire américaine ne serait que la conséquence de mauvais jugements d’affaires, de décisions hasardeuses, de piètres calculs politiques… et de malchance!
Pourtant, la faillite de Lehman Brothers et ses suites ont suscité, pendant un temps, une virulente remise en question du système financier international avant que les forces du statu quo ne retrouvent leur assurance.