28 juillet 2015

La Grèce et ses mythes

Yvan Allaire et Mihaela Firsirotu | Lesaffaires.com

La crise grecque est facile à comprendre pour qui veut consulter les faits. Comme nous en avons fait la démonstration dans un texte publié le 17 juillet, l’entrée de la Grèce dans la zone euro ne corrigea pas les problèmes structurels de la Grèce mais, au contraire, lui a donné accès à un financement de ses déficits à toute fin pratique au même coût que l’Allemagne.

Propulsé par la forte demande pour les biens de consommation, le PIB grec nominal croît à un rythme plus rapide que l’ensemble des pays de la zone euro de sorte que l’accroissement de sa dette ramenée à son PIB reste constant à quelque 100% jusqu’à la crise financière mondiale de 2008.

Les agences de notation maintiennent la cote de crédit de la Grèce à un bon niveau jusqu’en 2009. (Voir la figure suivante)

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Lorsque la crise financière de 2008 survient, le gouvernement grec, comme ceux de tous les pays de la zone euro, ne peut avoir recours au mécanisme d’ajustement monétaire; ses créanciers lui imposent des mesures d’austérité à répétition qui ne corrigent rien et plongent éventuellement la Grèce dans une dépression économique du niveau de celle des années 1930 (chute du PIB de plus de 25%, chômage à 26% et à 50% chez les jeunes).

La monnaie unique a privé la Grèce de signaux d’alarme et de mécanismes d’ajustement graduel :

  • La Grèce hors de la zone euro aurait vu le taux de financement de sa dette publique augmenter selon le niveau des déficits et de la dette totale du pays; un gouvernement subit alors les effets délétères des intérêts plus lourds sur son déficit, ce qui risque d’augmenter encore ses coûts de financement, dans un cercle vicieux qu’il faut stopper avant qu’il ne soit trop tard. Rien de cela ne se produit; en janvier 2008, la Grèce peut encore emprunter à un taux d’intérêt presque identique à celui de l’Allemagne.
  • L’important déficit de son compte courant (exportations moins importations) pour un pays ayant sa propre monnaie aurait mené à une dévaluation relative et graduelle du taux de change; ainsi, les importations deviennent plus chères, l’inflation augmente, les réserves de la banque centrale chutent et ainsi de suite. Ce signal avant-coureur, un mécanisme quasi-automatique d’ajustement, est absent pour tous les pays membres de l’euro, puisque la valeur de l’euro est ancrée plus ou moins à la balance commerciale de toute la zone; l’énorme surplus de l’Allemagne compense pour les déficits des balances commerciales des autres pays, ce qui maintient un euro fort.

Bien sûr que la Grèce aurait pu adopter des politiques économiques et sociales de 2002 à 2007 pour réduire son déficit annuel ou, du moins, en ralentir la croissance. Mais dans une démocratie, les gouvernements ne peuvent agir que s’ils ont obtenu mandat de la population pour mettre en place des mesures douloureuses. Or, membre de la zone euro, la Grèce ne reçoit aucun signal tangible de problèmes à venir, aucun signe précurseur donnant au gouvernement la légitimité pour prendre des mesures radicales. En d’autres mots, en l’absence de crise des finances publiques, les gouvernements grecs, comme dans toute démocratie, n’ont pas fait ce que la population ne voulait pas qu’ils fassent.

Or, les critiques de la Grèce, souvent d’inspiration néo-libérale, insensibles à cette réalité pourtant bien évidente, préfèrent vilipender, calomnier, médire de la Grèce, diffuser sur la blogosphère les mêmes drôleries, les mêmes juteuses anecdotes, les mêmes exemples scandaleux, tout cela sans citer de source ou de référence. Que voilà un phénomène presque banal de notre ère électronique. Ce qui est aussi symptomatique de notre temps, c’est la fulgurante répétition des mêmes histoires maintenant dissociées de la source originale. Or, dans tous ces cas, il existe une sorte de patient zéro de la contagion, l’auteur d’un texte d’abord cité à profusion puis oublié dans la répétition et la déformation du propos original.

Pour la Grèce, le rôle de patient zéro est joué par l’auteur et journaliste financier, Michael Lewis qui dans un article de plus de 11 000 mots dans la revue Vanity Fair d’octobre 2010 a donné sa version de la crise grecque, une version amusante, mal informée et suintante de mépris et de condescendance (« La Grèce, une nation de 11 millions, deux millions de moins que le Grand Los Angeles » écrit-il avec sarcasme, oubliant sans doute que la Grèce est 76ième par sa population sur quelque 165 pays, devant la Suède, le Portugal, la Belgique…).

Il est curieux que la revue n’ait pas fait vérifier ses « faits » avec plus de diligence car Lewis sait amuser mais s’avère ici un très mauvais journaliste. Quoi qu’il en soit, cet article, repris ensuite dans son ouvrage Boomerang publié en 2011, est devenu la source de presque tous les propos diffamatoires sur la Grèce : la Grèce comme une terre de farniente, un pays d’hédonistes corrompus dont l’extravagante consommation est financée par une Europe (Allemagne?) besogneuse et frugale.

La Grèce est-elle sans faute? Bien sûr que non. Justement en raison de ses faiblesses structurelles (déficience chronique pour la collecte des impôts, une fiscalité mal conçue, régimes de retraite suscitant des abus, une économie « au noir » florissante, etc.), la Grèce n’aurait pas dû joindre la zone euro en 2001 malgré l’invitation de la Commission et le support empressé de la France et de l’Allemagne.

Les inepties des gouvernements sont inévitables et universelles

Quel gouvernement soumis à un examen sceptique de ses décisions, politiques et gestes ne donnerait prise à un assemblage d’ «histoires d’horreur »? Veut-on tenter l’expérience pour le Canada ou le Québec? Veut-on revoir le film de la Commission Charbonneau, de la Commission Gomery? Que dire de la saga du Registre canadien des armes à feu pour lequel une couple de milliards ont été investis, dépassant par 10 fois le budget original, pour ensuite jeter le tout aux poubelles. Etc.

Quel pays, en raison de son histoire et de sa culture, n’a pas adopté des politiques publiques qui pourront sembler incongrues, désuètes ou incompréhensibles dans un autre pays dans un autre temps?

Les critiques de la Grèce font les gorges chaudes à propos de 40 000 jeunes (!!?) filles non mariées qui recevraient une rente provenant de la rente de leur père, militaire ou fonctionnaire, décédé. Les raisons historiques, culturelles, voire religieuses qui sous-tendaient cette politique échappent malheureusement à l’entendement de beaucoup d’observateurs. Ce programme fut d’ailleurs modifié en 2013 pour limiter cette rente aux filles de moins de 18 ans (puisque nettement discriminatoire, cette politique s’étendra désormais aux garçons de moins de 18 ans).

Le régime de pension des fonctionnaires canadiens comporte également des dispositions prévoyant qu’en cas de décès d’un fonctionnaire retraité une rente soit payée à ses enfants jusqu’à l’âge de 21 ans, jusqu’à 25 ans s’ils sont étudiants, et à vie s’ils souffrent d’incapacité mentale ou physique. Il n’y a rien de drôle ou de scandaleux dans ce programme qui est maintenant plus généreux que le programme grec.

Si l’on souhaite s’amuser, alors que dire de ces deux vielles américaines qui reçoivent encore une pension parce que filles de militaires de la guerre civile américaine (terminée en 1865); ou encore les 63 enfants bénéficiant d’une rente de retraite parce que leur père fut soldat dans la guerre contre l’Espagne en 1898; puis les 2 371 enfants pensionnés parce que leur père a servi durant la première guerre mondiale, les 11 185 pour la deuxième guerre mondiale, etc.

Voici tout de même un certain nombre de faits statistiques, tous de sources crédibles, qu’un observateur honnête devrait connaitre avant de répéter les mêmes sornettes à propos de la Grèce.

Les Grecs travaillent peu!

En fait les données de l’OCDE sont péremptoires : les Grecs travaillent plus d’heures par année que tous les autres pays de l’OCDE, sauf pour la Corée.

Heures moyennes annuelles ouvrées par travailleur

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La Grèce (GRC) compte trop de fonctionnaires; par exemple, n’est-ce pas un scandale que la Grèce compte 4 fois plus d’enseignants par élève que la Finlande (dixit Michael Lewis)?

Or, comme le montrent les deux tableaux suivants, la Grèce, en 2001 comme en 2011, se situe presque au dernier rang pour le nombre d’emplois dans la fonction publique en pourcentage de la population active, loin derrière la Norvège, le Danemark, la Suède, la Finlande. Où sont donc passés tous ces enseignants?

Si on ajoute aux fonctionnaires tous les employés de sociétés publiques, on observe que la Grèce, par rapport à sa population active, arrive au 11ième rang parmi les pays de l’OCDE, encore une fois loin derrière la Finlande et au niveau du Canada.

Emploi dans les administrations publiques, en pourcentage de la population active (2001 et 2011)         

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Emploi dans les administrations publiques et les sociétés publiques, en pourcentage de la population active (2001 et 2011)

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….et ces fonctionnaires sont trop payés, en moyenne, trois fois plus, que dans le secteur privé.

Les tableaux suivants présentent les vraies données de rémunération de fonctionnaires de haut niveau (D1 : les plus hauts fonctionnaires: sous-ministres ou sous-secrétaire d’État; D2 : fonctionnaires relevant de D1)

[Pour fins de comparaison, les données sont en dollars américains (car plusieurs pays de l’OCDE ne sont pas membres de la zone euro, évidemment) et en parité de pouvoir d’achat (donc tenant compte des variations de cout de la vie)].

Les cadres supérieurs de la fonction publique grecque sont bien moins payés que leurs confrères de presque tous les pays de l’OCDE et bien en deçà de la moyenne pour l’OCDE.

Si on établit la rémunération de ces cadres supérieurs en multiples du PIB par habitant, on constate encore une fois que 14 pays de l’OCDE montrent un ratio supérieur à la Grèce. Par rapport à la rémunération des diplômés de l’enseignement supérieur, la rémunération des hauts fonctionnaires grecs atteint un multiple qui est inférieur à celui de 10 pays de l’OCDE.

Rémunération annuelle moyenne des cadres supérieurs de l’administration centrale (2011)

Ajustée pour tenir compte des différences de congés

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Rémunération annuelle moyenne des cadres supérieurs de l’administration centrale par rapport au PIB par habitant et à la rémunération des diplômés de l’enseignement supérieur

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Des résultats de même nature sont obtenus pour la rémunération des enseignants du premier cycle du secondaire où l’on constate que la Grèce arrive au 22ième rang sur 33 pays pour le niveau des salaires payés aux enseignants, et bien en deçà de la moyenne de l’OCDE. (Source : Panorama des administrations publiques 2013, OCDE 2014, p.127)

La Grèce doit évidemment gaspiller beaucoup d’argent pour le système de santé « et il n’est pas rare, plusieurs Grecs me l’ont dit, de voir des infirmières et des médecins quitter l’hôpital les bras chargés de serviettes de papier, de papier hygiénique et de tout ce qu’ils ont pu piller dans les stocks de l’hôpital », écrit Michael Lewis. Avec une telle démonstration empirique comment argumenter!

Mais les données statistiques appuient-elles cette thèse?

Les dépenses pour les soins de santé de la Grèce en pourcentage du PIB se situaient en 2006 à la moyenne des pays de l’OCDE. Lorsque ces dépenses sont rapprochées de mesures de performance (amélioration de la mortalité infantile, de l’espérance de vie, etc.), la Grèce se situe au 5ième rang (juste devant le Canada) dans une comparaison de 23 pays de l’OCDE. (Source : OECD Health Data, 2008, p.7).

Ainsi, il est intéressant de noter que dans une étude publiée dans la revue de l’European Society of Cardiology (2008, 10, p.403-411) comparant les coûts de traitement de la fibrillation cardiaque dans cinq pays, la Grèce arrive au deuxième rang : Pologne (1010 euros), Grèce (1507 euros), Espagne (2315 euros), les Pays-Bas (2328 euros), Italie (3225 euros). Ce type de données n’appuie pas la thèse d’un gouvernement qui gaspille les fonds publics.

Les Grecs prennent leur retraite trop jeune et jouissent de retraites trop généreuses

Les données démontrent en effet que la Grèce s’est dotée d’un régime de retraite plutôt généreux par comparaison à d’autres pays européens mais moins généreux que le régime de l’Italie, de l’Espagne et de la France, par exemple. Tout de même, depuis 2008, le gouvernement adopte des mesures pour corriger les abus du système, subissant les foudres de la population touchée par ces mesures.

Selon des données de 2006 colligées par Eurostat sur l’âge effectif de la retraite, la Grèce avec une moyenne de 61,4 ans se classait après la France (59,3 ans), l’Italie (60,8) et pile à la moyenne de la zone euro (61,4)…et cela avant les autres mesures adoptées par (imposées à) la Grèce en 2010 et 2012.

Par exemple, l’âge de la retraite est repoussé à 62 ans mais seulement après avoir cotisé pendant 40 ans; sinon, l’âge de la retraite est porté à 65 ans puis progressivement à 67 ans.

Age effectif de la retraite pour certains pays de l’Union européenne en 2008

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Un autre argument, la bête noire du FMI, veut que les régimes de pension grecs offrent un montant de pension qui représente une trop forte proportion du salaire terminal (ce qui s’appelle dans le jargon « le taux de remplacement net »), par comparaison, disons, à l’Allemagne. Voyons quelques données :

Taux de remplacement net en % du salaire moyen en 2012

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De toute évidence le taux de la Grèce est plus élevé que celui de l’Allemagne, comme le sont les taux de l’Italie, de l’Espagne et de la France. Ici encore, les mesures, adoptées sous menaces, par la Grèce depuis 2010-2012 feront diminuer sensiblement ce taux.

Mais n’est-il pas vrai que le décès de milliers de personnes âgées n’est pas rapporté de façon à ce que leur famille puisse continuer de recevoir leur prestation de retraite? Ainsi que le veut le ragot : « La Grèce a la plus grande proportion de gens déclarant un âge de 110 ans et plus » [Difficile d’être mort et de « déclarer » quoi que ce soit!]

Encore une fois, les statistiques ne semblent pas appuyer ce ragot:

Nombre de personnes de 90 ans et + par 100 000 habitants

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Où sont passés ces milliers de faux centenaires grecs dont la famille continue de recevoir leur prestation de retraite? En fait, ce sont les données japonaises qui ont éveillé des soupçons. Plusieurs de ces centenaires seraient en fait décédés et leurs familles peu scrupuleuses continuent de percevoir leur prestation de retraite. Les autorités japonaises enquêtent; mais les statistiques grecques ne soulèvent pas la même perplexité.

N’est-il pas vrai que les travailleurs de quelque 600 professions qui se qualifient comme « ardues » peuvent aller à la retraite à 55 ans pour les hommes et 50 ans pour les femmes, que ces professions « ardues » incluent par exemple les coiffeuses, les annonceurs de la radio, etc. (Source : Michael Lewis)?

Oui, en effet et cela fut changé en 2012 mais rappelons que ce privilège n’était pas gratuit : la contribution du travailleur grec et de son employeur au régime de retraite était majorée pour tenir compte de ce statut. Le travailleur en Grèce paie 6,67% de son salaire pour son régime de retraite et l’employeur 13,33%; si l’emploi est considéré « ardu », le travailleur doit payer 2,20% de son salaire en plus et son employeur 1,40%. Peut-être que cette majoration était-elle insuffisante pour financer des pensions 10 ans plus tôt mais, il faut le dire, ce n’était pas gratuit.

En raison de dépenses « somptuaires et inutiles » de la part du gouvernement grec, son budget devrait représenter une part plus élevée du PIB que des pays plus raisonnables. Mais NON!

De 2000 à 2008, les dépenses de l’État grec représentent 45% de son PIB, alors les dépenses de l’ensemble des gouvernements de la zone euro représentent plus de 50% du PIB durant cette période. Même en 2010, 2011 et 2012 alors que le PIB de la Grèce est en chute rapide, les dépenses en proportion du PIB sont encore inférieures à la moyenne des pays de la zone euro.

Dépense des gouvernements en pourcentage du PIB : Grèce vs. Moyenne de l’EU

En conclusion

Il est de bonne guerre dans certains milieux de ridiculiser la Grèce, de répéter les mêmes « histoires d’horreur », sans aucune élémentaire vérification. On doit exiger que ceux qui s’adonnent à cette pratique appuient leur opinion sur des données crédibles, des sources vérifiables. Ils ne peuvent rejeter sans argument les données présentées dans ce texte.

La Grèce n’aura pas le choix éventuellement d’assumer les risques et les coûts d’une sortie de l’euro bien que les mesures d’austérité à répétition qu’on lui a imposées font en sorte que les citoyens grecs ont déjà payé une bonne partie de ces coûts.

Les opinions exprimées dans ce texte n’engagent que les auteurs.