15 octobre 2013

Gouverner dans la complexité

Yvan Allaire | Lesaffaires.com

Avez-vous constaté la prolifération récente d’ouvrages cherchant à expliquer l’effondrement des sociétés anciennes : l’empire Maya, l’empire romain occidental, les Vikings du Groenland, etc.?

En voici quelques examples: Joseph Tainter « The collapse of complex societies »; Jared Diamond « Collapse: How societies chose to fail or succeed »; Acemoglu and Robinson “Why nations fail”.

On comprend bien que ces auteurs, qui proposent par ailleurs des thèses distinctes, voire contradictoires, cherchent à nous mettre en garde contre l’effondrement de nos propre sociétés.

Voici, pêle-mêle, quelques-unes des explications de l’effondrement des sociétés anciennes, autres que les phénomènes climatiques, que proposent ces auteurs. Je vous laisse juger si elles sont pertinentes pour notre société ou encore pour les grandes entreprises multinationales :

  • Un conflit entre les intérêts à court terme des élites et l’intérêt à long terme de la société;
  • Un conflit entre les valeurs qui ont soutenu le succès de la société dans le passé et les valeurs devenues nécessaires pour survivre dans un nouveau contexte;
  • La prévalence d’institutions « extractives » sur les institutions « inclusives »; les institutions « extractives » sont définies comme un assemblage de pratiques, de corruption, de népotisme, etc. par lesquels des « élites » s’enrichissent au dépens de l’ensemble de la société;
  • Les coûts qui doivent être assumés pour gérer et gouverner le niveau de complexité qu’a atteint une société; ces coûts deviennent éventuellement supérieurs aux bénéfices provenant de cette complexité.

Nous avons tous pu observer en nos temps comment les sociétés sont souvent plus fragiles qu’on ne le croit. La disparition, surprenante par sa rapidité, de l’empire soviétique, le vacillement de l’Union européenne, un « empire sans impérialisme » (c’est M. Barroso le président de la Commission européenne qui utilise cette formule), la quasi-déconfiture de la Grèce, l’affaissement et la longue léthargie de l’économie japonaise ont marqué les esprits contemporains.

Depuis au moins le fiasco qui a nom « Enron », j’étudie les déconfitures d’entreprises, leurs causes profondes et la responsabilité des conseils d’administration pour ces tristes histoires. J’ai constaté le rôle critique de la complexité et des coûts croissant pour gérer, contrôler et gouverner l’entreprise complexe. En cela, je rejoins l’observation de Joseph Tainter à propos du ratio coûts/bénéfices de la complexité. Cette observation me semble particulièrement pertinente pour les grandes entreprises cotée en bourse et dont l’actionnariat est dispersé.

Risques et complexité

Ce n’est pas tellement les risques, dont a fait un fétiche depuis la crise financière de 2008 qui font problème, mais une complexité fulgurante et croissant exponentiellement, une complexité qui déborde les aptitudes du conseil d’administration.

Cette complexité peut provenir de plusieurs sources : la prolifération de nouveaux produits, les acquisitions, l’expansion internationale de l’entreprise, surtout si cette croissance internationale se fait par le biais d’acquisitions importantes.

Comprenez-moi bien; j’estime que la croissance de l’entreprise est souvent une condition nécessaire de sa survie, que l’expansion outre-frontières canadiennes est quasiment obligatoire dans beaucoup de secteurs d’activités, que la complexité est inévitable. Tous les entrepreneurs avec qui j’ai travaillé détestaient la complexité. Les meilleurs savaient l’apprivoiser.

Heureusement, nous avons appris à composer avec la complexité croissante de toute entreprise qui a du succès. Comment?

Architecture

D’abord par le design de l’entreprise, son architecture. Sans une architecture appropriée, la complexité va rapidement étouffer l’entreprise, la rendre lente, bureaucratique, incapable de prendre des décisions en temps opportun.

On a dit que la plus grande innovation en ce domaine au 20ième siècle fut l’invention de la forme multi-divisionelle d’organisation, forme qui permet de décentraliser la prise de décision, de partager l’autorité, de susciter l’initiative et laisser une bonne dose d’autonomie aux cadres opérationnels.

Gouvernance stratégique

Puis, en mettant en place un système de gouvernance interne, une gouvernance stratégique. On ne parle pas ici de gouvernance corporative ou du conseil d’administration. Il s’agit d’une gouvernance exercée par le « centre » ( the corporate center ») pour encadrer l’autonomie des dirigeants de divisions ou filiales, de l’enchâsser dans un système de « checks-and-balances », pour conserver au « centre corporatif » la capacité d’orientation de l’entreprise, la possibilité d’intervention, le contrôle financier, les plans de relève de la haute direction et la décision ultime sur les choix stratégiques et les investissements du capital.

Leadership

Enfin, mais surtout, la promotion et la protection des valeurs d’intégrité, de probité et d’excellence dans toute l’organisation; en cela, la qualité de son leadership, le sentiment bien entretenu que « nous sommes tous dans le même bateau », le soin pris pour le recrutement et la promotion des individus jouent un rôle critique. Le devoir premier du leader est de s’assurer que l’organisation ne devient pas toxique.

Warren Buffett a écrit quelque part : « if you hire, look for three qualities : Integrity, Intelligence and Energy; but if you hire someone without the first quality, you want him dumb and lazy, otherwise he’ll destroy your company.” M. Stephen Jarislowsky nous tient souvent un propos similaire. Tout commence par l’intégrité des personnes.

Conseil et complexité

Quel rôle devrait jouer le conseil d’administration d’une entreprise complexe; comment doit-il assumer ses responsabilités?

Je ne puis trop insister sur le fait que le conseil est responsable du niveau de complexité de la société et de la somme des risques qu’elle assume. C’est lors de ces rares moments de la vie d’une société que le conseil peut faire la différence entre le succès et l’échec. Je sais bien comment il est difficile pour un conseil de s’opposer à un projet de la direction, bien ficelé, persuasif, voire péremptoire. Je connais bien les biais cognitifs et psychologiques, la dynamique dysfonctionnelle de la prise de décision en groupe qui nous font aboutir si souvent à de piètres décisions.

C’est au moment de donner son approbation à de nouvelles initiatives, à de nouveaux produits, à son expansion dans d’autres marchés géographiques que le conseil peut jouer un rôle significatif.

Le conseil devrait-il baliser l’expansion internationale de la Société, limiter ou interdire sa prospection pour des contrats dans des pays aux mœurs politiques exotiques?

Le conseil doit évaluer la capacité de l’organisation (et du conseil) à composer efficacement avec le rythme d’augmentation de la complexité de la société, de demander la mise en place des structures et garde-fous pour contrôler les risques nouveaux ou décuplés.

Enfin, le conseil doit évaluer sobrement sa propre capacité à gouverner l’entreprise dont la complexité bondit en raison de nouvelles initiatives, de nouveaux marchés ou d’acquisitions importantes. Avons-nous autour de la table du conseil le niveau de crédibilité, le type de compétences pour gouverner une telle entreprise?

Les opinions exprimées dans ce texte n’engagent que l’auteur.