Coup de tonnerre dans l’univers ESG
François Dauphin | Publié dans La PresseLe 26 juin dernier, durant une entrevue sur le parquet de la bourse de New York, Larry Fink a mentionné qu’il avait cessé d’utiliser l’acronyme ESG (facteurs environnementaux, sociaux et de gouvernance), car, selon lui, celui-ci a été entièrement politisé, voire militarisé par l’extrême gauche autant que par l’extrême droite. Le PDG de BlackRock, le plus grand gestionnaire d’actifs au monde, était pourtant considéré comme le maître à penser et principal porte-étendard de l’investissement responsable fondé sur les critères ESG, une tendance qu’il a lui-même galvanisée par la publication de sa lettre annuelle adressée aux PDG.
A-t-on atteint un point de rupture avec l’ESG?
Des indicateurs montrent assurément une polarisation croissante. Selon les plus récentes données au sujet de la saison des procurations 2023 aux États-Unis, les propositions d’actionnaires traitant d’enjeux environnementaux sont en décroissance pour la première fois depuis 5 ans, mais c’est surtout le niveau d’appui qui détonne, atteignant 23% comparativement à un sommet de 49% en 2021. Parallèlement, on note que le nombre de propositions anti-ESG croît rapidement (74 en 2023 contre 43 en 2022), bien que le niveau d’appui à de telles propositions demeure anecdotique.
Le sentiment anti-ESG est très présent aux États-Unis. À ce jour, 15 États ont déjà adopté une forme de législation interdisant à leurs fonctionnaires d’investir de l’argent public auprès de gestionnaires d’actifs utilisant des critères ESG pour déterminer les choix d’investissement. Une douzaine d’autres ont des projets de loi similaires à l’étude. Néanmoins, toujours au cœur du paradoxe américain, cinq États ont plutôt adopté ou ont à l’étude une loi exigeant l’utilisation de critères ESG. La politisation de l’ESG est donc bien réelle.
L’ESG souffre aujourd’hui de l’absence de cohérence dans la définition de ses composantes, de cohésion entre celles-ci, en plus de reposer sur une forme d’auto-régulation bien peu balisée.
Manque de cohérence
L’OCDE constatait, dès l’automne 2020, que des pratiques ESG – des classements d’entreprises aux métriques individuelles – présentaient une perspective fragmentée et incohérente de la performance et du risque ESG. L’organisme, clairvoyant, indiquait que si rien n’était fait pour remédier à cette situation, cela minerait éventuellement la confiance des investisseurs dans les portefeuilles, indices et classements ESG.
Plusieurs études montrent de façon récurrente un coefficient de corrélation très faible (voire négatif dans certains cas) entre les notes attribuées aux sociétés par différentes agences de notation ESG. Ainsi, une firme peut obtenir un excellent score environnemental selon une agence, mais être évaluée comme médiocre par une autre. Des chercheurs expliquent ces différences importantes par des enjeux de mesure, par le nombre de variables considérées, et par le poids relatif associé à chacune de ces variables.
Plusieurs évaluations reposent essentiellement sur la divulgation (volontaire) faite, par exemple, dans les rapports de développement durable ou de responsabilité sociale. Sans grande surprise, les études montrent que les entreprises à plus grande capitalisation, disposant de plus de ressources et présentant de plus beaux rapports, tendent à obtenir des scores ESG significativement plus élevés que les firmes de plus petite taille. Une indication que l’on ne mesure peut-être pas les bonnes choses, et une porte ouverte à l’écoblanchiment et au socioblanchiment. Difficile de se forger une opinion fiable à la lecture de ces scores.
Manque de cohésion
Alors qu’on dénombre plus de 400 indicateurs de performance ESG, il devient difficile de comprendre ce qui unit sous un même toit des critères aussi diversifiés que la gestion du compostage, le nombre de douches et de vestiaires par employé et le pourcentage d’administrateurs indépendants au conseil d’administration. Investirait-on dans une société mal gouvernée qui réduit ses émissions de gaz à effet de serre? Une société hautement polluante qui traite bien ses employés et qui a une politique de diversité et d’inclusion fort efficace?
Les critères et les priorités qui orientent les choix des investisseurs sont personnels.
La politisation de l’acronyme ESG n’est pas étonnante puisqu’on peut lui attribuer la signification et la portée qui pourra nourrir l’un ou l’autre intérêt idéologique. On peut toutefois se désoler que cette politisation n’ait pas été un prélude à cette tendance plutôt qu’une réaction, et que les gouvernements – au niveau national et par des accords internationaux – n’aient pas souhaité (réussi?) encadrer rapidement et efficacement la divulgation et les normes à respecter en matière ESG. Si tous les joueurs étaient soumis aux mêmes règles, il serait plus facile de déterminer qui sont les vrais gagnants.
Peut-être Larry Fink a-t-il maintenant raison de troquer l’ESG au profit du syntagme « capitalisme de parties prenantes », lequel revient ponctuellement à l’avant-scène depuis plusieurs décennies. L’idée d’un capitalisme soucieux de l’environnement, du bien-être de ses communautés d’accueil et du respect des droits humains fait consensus. Il s’agit tout simplement de la manifestation tangible d’une saine gouvernance ancrée dans une vision à long terme.
Les sociétés qui perdurent l’ont déjà bien compris et n’attendent pas les modes pour prendre les décisions qui s’imposent.
Les opinions exprimées dans ce texte n’engagent que l’auteur.