Qui décidera du sort d’Alcan ?
Yvan Allaire et Mihaela Firsirotu | La PresseLe 7 mai dernier, la société Alcoa a fait une offre d’achat pour l’ensemble des actions de la société Alcan. Cette offre est dite «hostile» parce qu’elle ne fut précédée d’aucune entente avec le conseil d’administration d’Alcan.
Cet événement survenant dans la foulée de prises de contrôle récentes de sociétés canadiennes par des intérêts étrangers a ravivé le débat sur la propriété des entreprises canadiennes. Ce débat révèle une incertitude plus générale à propos des coûts et bénéfices des grands chambardements provoqués par la mondialisation des économies et l’ascendance du capitalisme financier.
D’aucuns allèguent que ces phénomènes sont irrésistibles, que le chassé-croisé international des acquisitions et fusions produira une économie mondiale plus efficiente et plus productive pour le plus grand bien de tous… ou presque. D’ailleurs, avec un sens aigu de la coïncidence, Statistique Canada publiait, le 9 mai, des données rassurantes montrant que les investissements canadiens à l’étranger sont supérieurs aux investissements étrangers au Canada.
Cet argument nous semble un peu court toutefois. En effet, les investissements américains au Canada en 2006 ($274 milliards) sont équivalents à quelque 17 % de la valeur boursière de toutes les entreprises à la bourse de Toronto. Les investissements canadiens aux États-Unis ($224 milliards) représentaient à peine 0,5 % de la capitalisation boursière des entreprises américaines. Il nous semble que ces proportions sont importantes pour jauger l’impact des investissements étrangers dans l’économie d’un pays.
Quoi qu’il en soit, ces grandes fusions et acquisitions soulèvent les enjeux d’une concurrence amoindrie, d’une dislocation de l’emploi, d’une éviscération des centres de décision canadiens. Or, dans le cas de l’Alcan, grâce à la sagacité du gouvernement du Québec, qu’il convient de saluer, Alcan, en échange des concessions hydro-électriques, a dû se soumettre à des conditions précises portant sur l’emploi et sur les centres de décision au Québec. De plus, Alcan dût accepter que ces conditions survivent à tout changement de contrôle de la société.
En conséquence, les enjeux de l’emploi et du « siège social » n’ont pas la même importance dans ce cas-ci que dans d’autres situations. Quant à l’enjeu de la concurrence, les agences canadiennes, américaines et européennes responsables de ces questions feront un examen serré des conséquences d’une fusion éventuelle Alcoa-Alcan et exigeront un certain nombre d’engagements et de concessions. L’arrivée massive de firmes russes et chinoises sur le marché de l’aluminium contribuera à dissiper en bonne partie la crainte que la société fusionnée jouisse d’un pouvoir de marché indu.
Ceci étant établi, la tentative d’Alcoa d’acquérir l’Alcan soulève d’autres types d’enjeux :
- Qui décidera en fin de course du sort d’Alcan ?
- Pourquoi Alcan ne fait-elle pas une offre d’achat « hostile » pour Alcoa?
Qui décidera du sort d’Alcan ?
La réponse est au premier abord simple : mis à part une intervention des gouvernements, dans le contexte juridique canadien, ce sont les actionnaires d’Alcan qui décideront en acceptant ou non l’offre d’achat de leurs actions; mais qui sont, ou plutôt qui seront, les actionnaires d’Alcan le moment venu de décider?
Entre le 7 mai, jour de l’annonce de l’offre hostile, et le vendredi 11 mai dernier, quelque 100 millions d’actions, soit environ 30% de toutes les actions d’Alcan, ont changé de main; et les deux-tiers de ce volume de transactions furent effectués à la bourse de New-York. De plus, les marchés financiers modernes proposent une pléthore d’instruments (produits dérivés de toute nature, options d’achat, etc.) permettant d’acquérir une importante position virtuelle dans l’actionnariat d’une entreprise. Le volume de telles transactions autour du titre d’Alcan est difficile à établir. Parce que souvent conclues de gré à gré, ces transactions n’apparaissent pas sur les bourses de produits dérivés.
Une chose est certaine, les situations comme celle-ci attirent la meute des fonds de couverture et autres fonds de même acabit. Leur objectif, on l’a bien vu lors de la saga Falconbride-Inco, est de provoquer une mise aux enchères de l’entreprise et la faire vendre rapidement à celui qui offre le meilleur prix en argent sonnant.
À cause de leur importance collective, ces fonds de couverture, nouvellement actionnaires, en arrivent, comme ce fut le cas pour Falconbride, à détenir la balance du pouvoir et ainsi décider du sort d’une entreprise et d’une industrie.
Il s’agit, nous semble-t-il d’une distorsion entre le principe d’un actionnariat stable et loyal et la pratique d’un actionnariat transitoire et spéculatif. Cette réalité bien contemporaine appelle des correctifs. C’est un peu comme si les touristes avaient droit de voter à une élection, comme si le Québec tenait un référendum et que le jour du vote, par hasard, trois millions d’américains étaient en visite touristique au Québec et qu’on leur donnait le droit de voter et donc de décider de l’issue du référendum!
Exprimé en ces termes, cela parait ridicule et pourtant, c’est ainsi que se décide de trop souvent le sort des entreprises. C’est pourquoi l’Institut sur la gouvernance d’organisations privées et publiques propose que tout nouvel actionnaire doive détenir les actions pour une année avant d’acquérir le droit de voter. Une telle règle n’est pas une panacée mais elle aurait fait en sorte que la décision dans les situations du type Alcan-Alcoa soit entre les mains d’actionnaires engagés envers l’entreprise bien avant qu’elle ne soit mise en jeu.
Pourquoi Alcan ne fait pas une offre « hostile » d’achat pour Alcoa?
Alcan en a les moyens ou, à tout le moins, avec l’appui des grands fonds institutionnels canadiens pourrait aisément rassembler les capitaux nécessaires. Ses dirigeants et ses administrateurs valent bien en compétence ceux d’Alcoa.
Le problème, et il est incontournable, c’est qu’il est à toute fin pratique impossible de réussir une opération de prises de contrôle « hostile » dans plusieurs états américains!. Cela en surprendra plusieurs; dans cette Amérique, championne du libre marché, propagandiste en chef du capitalisme financier, prétendu modèle de la gouvernance au service des actionnaires, les conseils d’administration des entreprises ciblées sont dotés de moyens et de la protection juridique pour rejeter toute offre d’achat «hostile».
Au cours de la décennie 1980-1990, les fonds de privatisation [qu’on appelait alors « Leveraged Buy-Out» (LBO) Funds] menèrent un grand nombre d’opérations «hostiles » de prise de contrôle. Pendant que les idéologues du gouvernement fédéral américain se réjouissaient du « dynamisme économique » et de «l’efficience accrue » résultant de ces opérations, les coupures d’effectifs et les chambardements industriels suscitèrent une grogne politique telle que pas moins de 31 états américains ont adopté des lois pour entraver ces opérations « hostiles ».
Le contenu de ces lois diffère d’un état à l’autre; mais c’est l’État de la Pennsylvanie qui s’est doté de la loi la plus contraignante, rendant pratiquement impossible toute opération « hostile ». Or, c’est justement dans cet état que la société Alcoa tient son domicile juridique.
La loi de la Pennsylvanie comporte les mesures suivantes, parmi d’autres :
- Lors d’une offre d’achat, le conseil d’administration doit prendre en compte les intérêts de toutes les parties prenantes, les travailleurs, les fournisseurs, les clients, la société ambiante ainsi que les intérêts «à long terme» de l’entreprise; le conseil peut rejeter une offre financièrement alléchante s’il juge qu’elle n’est pas dans l’intérêt général; le conseil est à l’abri de toute poursuite pour avoir refusé une offre d’achat;
- Toutes les actions détenues par un acheteur, suite à une offre hostile, sont dépouillées de leur droit de vote; seulement les actions non détenues par l’agresseur ont le droit de vote pour ou contre son offre d’achat;
- Toute acquisition non souhaitée par le conseil d’administration de la société ciblée est soumise à une période de cinq ans pendant laquelle l’acquéreur ne peut procéder à aucune « combinaison » de ses actifs avec ceux de l’entreprise acquise (ce qu’en pratique, élimine tout bénéfice provenant des « synergies » pour cinq ans);
- Tout acquéreur potentiel qui, n’ayant pas réussi l’opération, réalise tout de même un profit important en raison des mouvements de prix du titre de la société ciblée, doit verser à celle-ci tous les profits ainsi réalisés au cours des 18 mois suivant la tentative infructueuse de prise de contrôle, et ainsi de suite;
Puisque le conseil d’administration peut soustraire l’entreprise à certaines de ces restrictions, l’acquéreur potentiel pourrait avoir gain de cause en faisant élire au conseil des personnes favorables à l’opération de prise de contrôle. Or, dans un grand nombre d’entreprises américaines, dont Alcoa, les membres des conseils d’administration sont élus pour trois ans, avec le tiers des membres élus chaque année. La prise de contrôle d’un conseil exige donc de gagner une bataille de procurations deux années de suite. Pour changer cet arrangement et adopter le mode d’élection annuelle de tous les administrateurs (comme c’est la norme au Canada), une telle résolution doit être appuyée par des actionnaires détenant au moins 80% des votes.
Les lois des autres états sont moins draconiennes, mais elles ont toutes pour effet d’investir le conseil d’une responsabilité élargie et d’un net pouvoir de refuser une prise de contrôle hostile.
L’État du Delaware, où plus de 240 sociétés composant l’indice Standard & Poor 500 ont leur domicile juridique, est considéré comme modéré, ses tribunaux comme des modèles de pondération et de jugements judicieux.
De façon générale, les décisions prises par des cours du Delaware affirment que l’entreprise n’existe pas que pour le bénéfice à court terme des actionnaires, « qu’un conseil n’est pas obligé d’abandonner un plan de développement bien conçu pour le profit à court terme des actionnaires à moins qu’on puisse clairement démontrer que cette stratégie est sans fondement ».
Bine sûr que les mesures législatives de cette nature ont suscité de vives attaques provenant des milieux académiques, financiers et juridiques favorables au fondamentalisme de marchés; mais leurs arguments n’ont guère changé l’attitude des cours et des législateurs.
Conclusion
Ce trop bref examen des enjeux suscités par les opérations de prise de contrôle de nos sociétés met en relief que les États ne sont pas impuissants ni ne doivent se limiter à un rôle de spectateur devant l’ascendance supposément inexorable de la mondialisation et du capitalisme financier.
Ainsi, les états américains ont agi résolument et rapidement pour bâtir un rempart entre la vague déferlante des prises de contrôle hostiles au cours des années ’80 alors même que la partie n’impliquait pas d’intérêts étrangers (à moins que les résidents de l’État de New York ne soient considérés comme étrangers en Pennsylvanie!). On imagine facilement la vigueur additionnelle avec laquelle ces états auraient agi si les meneurs de ces opérations hostiles de prise de contrôle avaient été des non-Américains.
De simples mesures peuvent, sans grands dommage au fonctionnement des marchés, établir un meilleur équilibre entre les parties en cause, comme :
- L’exigence d’une période de détention minimale des actions avant d’en exercer le droit de vote;
- Une disposition explicite permettant aux administrateurs de considérer l’effet d’une prise de contrôle sur les parties prenantes autres que l’actionnaire;
- Bien établir que le conseil doit protéger l’intérêt à long terme de l’entreprise et non pas le seul profit à court terme de l’actionnaire. Plusieurs états américains ont adopté ces deux dernières mesures sans que ne s’écroule le temple du libre marché.