12 mai 2014

Serge Godin et Alain Bouchard : grands bâtisseurs

Yvan Allaire | Lesaffaires.com

Ce vendredi 9 mai, comme il le fait à tous les deux ans, l’IGOPP rendait hommage, à des bâtisseurs de l’économie québécoise. Le texte qui suit servit à présenter les deux lauréats de cette année.

C’est une grande joie biannuelle pour notre Institut de reconnaitre la réussite d’entreprises du Québec et le succès de dirigeants/entrepreneurs qui ont en façonné le destin.

Nous nous sommes donné quelques critères pour le choix des entreprises lauréates :

  • L’entreprise doit avoir du vécu; elle doit mener son activité depuis au moins 30 ans;
  • Son envergure doit dépasser largement le Québec et le Canada tout en conservant son centre décisionnel au Québec;
  • Un dirigeant doit être fortement, nommément, associé à la création et la croissance de l’entreprise;
  • L’entreprise doit être dotée d’une forme de propriété qui en assure la pérennité, qui la met à l’abri des prises de contrôle non souhaitées, soit, parce que l’entreprise est demeurée privée, soit, parce que coopérative, soit, que, même si inscrite en bourse, le contrôle de l’entreprise demeure aux mains des fondateurs et leurs familles, directement ou par des actions à vote multiple.

L’IGOPP a pris position et défend envers et contre tous ce type de contrôle par actions à vote multiple lequel s’avère une forme supérieure d’actionnariat dans le contexte financier contemporain; bien sûr, cette structure de capital comporte une haute obligation de respect pour les actionnaires minoritaires. Je crois avec l’évangéliste St-Jean que «Le mercenaire, qui n’est pas le berger et à qui n’appartiennent pas les brebis, voit-il venir le loup, il laisse les brebis et s’enfuit». Jean 10 :12

Nous sommes choyés ce soir; Alimentation Couche-Tard et Alain Bouchard, Groupe CGI et Serge Godin satisfont de façon spectaculaire à tous ces critères.

Fondées il y a 34 et 38 ans respectivement par des entrepreneurs faisant équipe, ces deux entreprises ont franchi depuis belle lurette les frontières du Québec et du Canada mais elles ont toutes deux fait un bond de géant outre-Atlantique au cours des deux dernières années, en fait à un mois près l’une de l’autre.

En effet, Couche-Tard annonçait le 18 avril 2012 une offre de quelque $2,8 milliards pour l’achat de Statoil Fuel and Retail; le 31 mai 2012 CGI annonçait une offre de…$2,8 milliards pour acheter la société européenne Logica. Cette soirée est tellement bien planifiée qu’elle a lieu pile à mi-chemin entre ces deux dates et nous donne une occasion de saluer l’audace et la vision que manifestent ces deux acquisitions!

Mais c’est justement ce qui décrit le mieux Alain Bouchard et Serge Godin : audace et vision mais aussi ténacité et résilience. Les deux entreprises lauréates sont différentes à maints égards mais elles partagent aussi certaines similitudes :

  • Toutes deux doivent jouter dans des industries difficiles, hautement concurrentielles, des industries où la réussite se fonde sur une double obsession : la qualité du service et le contrôle des coûts. Ce sont des industries qui demandent du leadership, de la compétence de gestion et une haute qualité de ressources humaines.
  • Toutes deux Å“uvrent dans des industries où la partie n’est jamais gagnée, où l’on ne peut jamais s’asseoir sur ses lauriers;
  • Toutes deux doivent porter une grande attention aux détails; Paul Valéry a écrit : «Qui veut faire de grandes choses, doit penser profondément aux détails»; c’est certainement vrai pour CGI et Alimentation Couche-Tard;
  • Toutes deux étant cotées en Bourse en connaissent les humeurs et les aléas, les bons et les mauvais côtés; avec une forme de propriété comportant des actions à vote multiple, les deux entreprises ont dû affronter le scepticisme, la grogne, l’incompréhension que suscite cette forme de propriété en certains milieux.

Mais imaginons ensemble la folie du rêve de nos deux lauréats. Retournons aux années 70. Faisons l’hypothèse farfelue qu’Alain Bouchard me consulte, moi qui suis à l’époque professeur de stratégie et co-fondateur en 1975 de la firme Sécor, société conseil en stratégie. Il me confie son rêve et son intention de créer une «multinationale de dépanneurs», une société qui, un jour, pourrait atteindre une valeur marchande de quelque $18 milliards. «Hum, me dis-je intérieurement, un autre illuminé qui n’a pas de connaissances élémentaires en économique et en stratégie; comment puis-je gentiment, sans trop le brusquer, ces gens-là sont parfois dangereux, lui faire comprendre que ce projet n’a pas de sens». «M. Bouchard, les lois de l’économique sont incontournables; le dépannage, c’est l’affaire de petits commerces de quartier, de petites chaînes; regardez autour de vous, il n’y a pas de grandes chaînes de dépanneurs parce qu’il n’y a pas ou peu d’économies d’échelle, pas d’économie d’envergure. Mon cher M. Bouchard,je vous conseille d’oublier cela».

Fort heureusement, il ne m’a pas consulté.

Puis arrive un deuxième client hypothétique, Serge Godin. Lui rêve de créer une grande société de conseil informatique œuvrant partout ou presque au monde. «Tu rêves en couleurs, Serge, lui dis-je, c’est un secteur que je connais le conseil; on vient de créer notre propre société de conseil. Il faut une marque reconnue pour gagner des contrats ailleurs qu’au Québec; tout ce business dépend des hommes et des femmes qui travaillent pour l’entreprise; c’est le cas typique où les actifs de la société prennent l’ascenseur tous les soirs et parfois ne rentrent pas le lendemain matin. Sois raisonnable, Serge; fais un bon travail au Québec; bâtis une entreprise à la mesure du marché québécois»

Serge, non plus, ne m’a pas consulté; bien lui en prit. Mais cette analyse rationnelle, technique, aurait été juste et impeccable à l’époque; ce qu’elle omettait, ce qu’elle ne pouvait prendre en compte, c’est justement ce qui fait les grands entrepreneurs : une confiance inébranlable en leur projet, une détermination implacable de les réaliser.

J’ai écrit à quelque part «Pour devenir entrepreneur, il faut manquer de jugement; pour réussir comme entrepreneur, il faut beaucoup de jugement». Par « manquer de jugement », je faisais référence à cette vision qui ne se laisse pas décourager par le «bon jugement» des analystes et des esprits raisonnables.

Ce soir, nous célébrons deux hommes qui ont vu ce que d’autres n’ont pas vu. Paraphrasant une belle phrase de George Bernard Shaw: «Most people see things as they are and ask Why? A few see things that are not and ask Why not?»

Serge Godin et Alain Bouchard ont dit: « Why not », « Pourquoi pas CGI ? », « Pourquoi pas Alimentation Couche-Tard? »

Merci