L’indépendance et la « bonne gouvernance »
Yvan Allaire | IGOPPTous les comités de sage qui ont supputé sur la question l’ont dit, la loi américaine Sarbanes-Oxley l’a enchâssé dans le droit, les appréciations quantitatives de la gouvernance lui accordent un poids important : la vertu première d’un administrateur, c’est son indépendance; la condition sine qua non d’une bonne gouvernance, c’est un conseil composé en grande majorité d’individus arborant le titre d’indépendant.
Or, les études empiriques rapportent des résultats plutôt décevants sur la relation entre la qualité de la gouvernance et le nombre de membres indépendants au conseil. À telle enseigne que certains en ont conclu qu’en matière de gouvernance: l’indépendance est un concept sans intérêt quand il est mesurable et un concept insaisissable quand il est intéressant.
En effet, hormis les caveat évidents à l’effet qu’un administrateur ne devrait pas être inféodé aux dirigeants de l’entreprise, le concept est difficile à définir. Poussés à bout, les champions de la gouvernance avouent qu’ils recherchent en fait « l’indépendance d’esprit et de jugement ». Cela est bien mais je n’ai pas encore croisé un seul administrateur d’entreprise qui m’ait déclaré, tout de go, manquer d’indépendance d’esprit !
Non, ce dont les conseils ont besoin, ce qui fait une bonne gouvernance, ce sont des administrateurs légitimes et crédibles.
Légitime et crédible
La légitimité de l’administrateur est le fruit des démarches de mise en nomination et d’élection qui sont respectueuses de la démocratie des actionnaires. Les commettants, les actionnaires, ont-ils le sentiment d’avoir une voix réelle dans l’élection des personnes au conseil? Ont-ils le sentiment que les personnes élues représentent bien leurs intérêts?
Or, le statut d’indépendant n’est qu’une condition préalable à la légitimité. En effet, toute personne dont les revenus et les intérêts sont liés aux dirigeants de l’entreprise ne peut légitimement représenter les intérêts des actionnaires; mais l’absence de tels liens ne fait pas de cet « indépendant » ipso facto un administrateur légitime.
Quant à la crédibilité des administrateurs, elle s’évalue à la qualité et l’étendue de leurs expériences pertinentes aux enjeux spécifiques de l’entreprise qu’ils ont la responsabilité de gouverner. Parfois d’ailleurs, un administrateur de haute crédibilité pourrait ne pas être pleinement indépendant au sens strict du terme (par exemple, parce qu’il fut un dirigeant dans le secteur, au cours des trois dernières années).
Indépendant de qui?
Cette question d’indépendance des administrateurs a suscité une certaine confusion dans la mesure où on a tenté d’importer les règles américaines au Canada. Or, le tissu économique canadien, différent en cela du tissu américain, comporte plusieurs entreprises où l’on trouve des actionnaires importants et même des actionnaires exerçant un contrôle absolu sur l’entreprise. Tout administrateur représentant les intérêts de ces actionnaires importants est fortement légitime à la condition qu’il soit indépendant de la direction de l’entreprise.
Aussi devrait-on évaluer l’indépendance des administrateurs selon deux dimensions distinctes :
- 1. indépendant de la direction
- 2. indépendant de l’actionnaire important
Alors, tous les comités statutaires du conseil (vérification, rémunération, gouvernance) ne devraient compter aucun membre qui ne soit pas indépendant de la direction; par contre, ces comités pourraient compter une minorité de membres qui, indépendants de la direction, ne sont pas indépendants de l’actionnaire important.
Il est plutôt incongru qu’un actionnaire important (non membre de la direction), ou son représentant, ne puisse siéger aux comités importants du conseil parce que déclarés « non indépendants ». Ces actionnaires, dans le rôle d’administrateurs, possèdent toute la légitimité que confère le fait de mettre au risque de l’entreprise une grande partie de leur fortune; ils sont également crédibles en vertu de leur connaissance intime de l’entreprise et de ses défis ainsi que de leur engagement passionné envers le succès de celle-ci.
Cette forme de gouvernance exercée par des administrateurs légitimes et crédibles est justement celle par laquelle les fonds de privatisation produisent des résultats souvent spectaculaires.
Il est grand temps de tirer au clair cette question de l’indépendance et de l’adapter au contexte des entreprises canadiennes.