25 avril 2002

La stratégie de « convergence » : du rêve à la réalité

Yvan Allaire | La Presse

Le 24 avril 2002 sera vu comme le jour noir de la stratégie de convergence. Jean Monty de BCE donne sa démission, Jean-Marie Messier fait face à Paris à une assemblée houleuse d’actionnaires de plus en plus sceptiques. Il doit promettre de cesser la « surmédiatisation personnelle » et de se dévouer à la gestion du groupe Vivendi. Il promet également d’investir son bonus de l’année 2001 en actions du groupe Vivendi Universal. A New York, en fin de journée, AOL Time Warner annonçait une perte de 54,2 milliards de dollars US, la perte trimestrielle la plus importante de l’histoire économique américaine. Les dirigeants devaient également nier la rumeur persistante à l’effet d’un retour à la case départ avec AOL défusionné devenant à nouveau une entreprise autonome.

Qu’est-ce que la « convergence » ?

La stratégie de « convergence » est l’une de ces grandes idées dont la réalisation est très difficile.

Elle consiste à rassembler et combiner des contenus (films, livres, programmes de télévision, musique, journaux, etc.) et des réseaux (téléphonie, chaînes de télévision, satellite, câblodiffuseur, Internet, cellulaires, etc.) pour produire une nouvelle et meilleure façon de servir les multiples clientèles. Par une propriété commune de contenus et de canaux de distribution, ces entreprises devraient s’approprier une plus grande partie de la valeur créée dans cette chaîne de valeur qui va du créateur de contenu jusqu’au consommateur ultime de ces contenus. De plus, ces entreprises devraient être en mesure de combiner ces différents contenus et réseaux de façon à offrir des produits et services inédits pour une plus grande satisfaction des clients.

À plusieurs reprises dans l’histoire économique des nations, les innovations techniques et les changements réglementaires sont venus modifier le périmètre des marchés existants et créer de nouvelles opportunités de marché. Ce fut le cas pour les institutions financières au cours des années 80. Il leur a fallu quelque quinze ans de tâtonnements et tiraillements pour en arriver à une certaine « convergence » entre les services bancaires et les services de courtage en valeurs mobilières.

Le défi pour les entreprises à ces époques de transition est de comprendre, et si possible influencer, les nouvelles règles du jeu et de placer leur entreprise en position pour profiter de ce nouveau contexte. Les dirigeants d’entreprises font alors face à trois défis:

1. Au début, il est presque impossible de prévoir comment les comportements des acheteurs seront modifiés par le nouveau contexte et quelle sera la demande véritable pour les nouveaux services et en fait, quels services parmi toute une gamme de possibilités recevront la faveur des acheteurs. À ce jour, la « convergence » dans le secteur des médias / télécommunications / câblodiffuseur / Internet demeure un pari à l’effet que les bénéfices d’une offre intégrée auront une valeur économique réelle pour les acheteurs/consommateurs.

2. Les dirigeants sur le point d’entrer dans cette contrée inconnue aux multiples périls souffrent souvent de l’un ou de l’autre de deux problèmes de vision. Certains, et ils sont nombreux, souffrent de myopie en ce que les bouleversements dans leur environnement n’ont pas, à leurs yeux, une importance telle qu’il leur faille changer de direction ou de stratégie. Combien souvent a-t-on déploré le manque de vision de tel ou tel dirigeant qui n’a pas su préparer son entreprise à des changements pourtant prévisibles. Que l’on pense à IBM  durant la période 1987-1992, Xerox, K-Mart, Eastman-Kodak, Polaroid, D’autres dirigeants souffrent plutôt de presbytie en ce que l’impact des changements en cours leur semble plus immédiat, plus rapproché qu’il ne l’est en réalité. Ces nouveaux marchés, conséquences des nouvelles technologies, que ces dirigeants voient si distinctement, seront bien réels mais un jour plus lointain. Ainsi, la « convergence », il n’y a pas de doute, produira éventuellement de nouvelles combinaisons de services et produits ; l’enjeu pour les entreprises est d’apprécier selon quel horizon temporel cela se produira-t-il.

3. Enfin, un dernier enjeu, relié au précédent d’ailleurs, provient de la façon de réaliser cette stratégie de « convergence ». L’entreprise peut croître et diversifier sa gamme de produits et services :

  • De façon organique, en ajoutant graduellement des nouveaux services et des technologies à sa base technique, en procédant à quelques acquisitions d’entreprises de petite taille, faciles à intégrer à son fonctionnement ; cette approche graduelle semble comporter le moins de risques mais peut s’avérer totalement inappropriée si les contextes changent rapidement, les concurrents bougent vite et la nouvelle stratégie exige de nouvelles compétences et technologies, lesquelles ne sont pas disponibles dans l’entreprise.
  • En procédant à des acquisitions importantes pour rassembler rapidement des technologies, produits et compétences pour proposer une offre « convergente » de produits et services. C’est la voie adoptée par BCE, AOL-Time Warner, Vivendi Universal, Québecor et bien d’autres. Les défis stratégiques auxquels font face ces entreprises sont redoutables. En effet, pour se constituer rapidement ce portefeuille d’entreprises, elles ont du procéder à des acquisitions importantes en un court laps de temps. Or, à une époque de surchauffe des marchés boursiers, elles ont dû payer pour ces acquisitions, non pas le plein prix tel que déterminé par leur valeur marchande avant l’annonce de la transaction, mais cette valeur bonifiée d’une prime de contrôle. Cette prime, qui peut atteindre les 40% représente l’évaluation approximative de ce que vaut pour l’acheteur le contrôle total de 1’entreprise en vertu des économies, synergies et autres avantages qu’il peut en tirer en combinant ses activités avec celles de l’entreprise acquise. En conséquence, une part importante des bénéfices attendus de la « convergence » ont déjà été versés aux vendeurs de leur entreprise.

Pour justifier ces primes, l’acheteur doit montrer comment ce nouvel assemblage va créer une valeur au delà de ce que les marchés financiers attendaient de ces entreprises lorsqu’elles opéraient de façon indépendante. L’acheteur doit démontrer que la valeur présente de ces bénéfices additionnels est supérieure à la prime de contrôle payée pour l’entreprise.

D’autre part, ces bénéfices proviennent habituellement du fait que l’entreprise acquise est intégrée au fonctionnement de l’acquéreur afin de réaliser ainsi des économies de fonctionnement. Cependant, dans ces cas-ci, on ne peut « intégrer » des entités aux missions aussi distinctes que CTV et le Globe and Mail, TVA et Vidéotron, Canal Plus et Universal Studio.

Les bénéfices peuvent aussi provenir d’une augmentation des revenus et du pouvoir de marché de la nouvelle entreprise, ce qui semble sous-jacent à la stratégie de « convergence ». Encore faut-il que rapidement l’on puisse mettre en place les structures, systèmes de rémunération et valeurs de gestion qui vont inciter à la coopération et la coordination entres des entités jusque là autonomes et indépendantes les unes des autres. Il faut montrer comment les clients seront mieux servis par cette approche ; et il faut que ces bénéfices soient considérables et réalisés rapidement afin de justifier les prix d’acquisition.

Dans cette perspective et en conséquence des nouvelles règles comptables à propos des sur-valeurs (autrefois appelés achalandage), Vivendi, AOL-Time Warner, BCE et Quebecor ont annoncé au début de 2002 qu’ils devaient radier une grande partie de la sur-valeur associée à leurs acquisitions. Le titre de ces entreprises a été maltraité par les marchés boursiers, lesquels, après un engouement initial, devinrent, dans le contexte chagrin de 2001 et 2002, sceptiques quant au bien-fondé de cette stratégie de « convergence ». Ainsi, entre le 30 avril 2000 et le 23 avril 2002, le titre de AOL-Time Warner chute de 68%, Vivendi de 65%, Québecor de 45% et BCE de 41%.

Conclusion

La stratégie de « convergence » devait et doit encore composer avec des difficultés d’exécution redoutables. D’une part, voulant et devant agir rapidement, ces entreprises firent plusieurs acquisitions à prix fort, assumant parfois une dette importante pour compléter ces transactions, ce qui rend leur entreprise précaire. D’autre part, les bénéfices de la convergence seront réalisés en longue durée ; or, les marchés boursiers, pourtant si enthousiastes à une époque récente, s’impatientent et perdent rapidement confiance dans cette stratégie. La suite est prévisible.

Il est tellement facile après le coup d’être sage et omniscient. Ces hommes d’action ont voulu transformer leur entreprise afin de saisir de nouvelles opportunités de marché.

C’est un paradoxe de la vie des organisations que les fautes d’omission sont rarement punies alors que les fautes de commission reçoivent de dures sanctions. On récompense facilement les dirigeants qui optent pour le confort tranquille de la continuité, les praticiens d’un style politique et feutré de gestion. Ceux qui agissent de façon décisive pour changer et transformer leur entreprise commettront assurément des erreurs. Est-ce le prix à payer pour un système économique dynamique?