17 juillet 2015

La Grèce sous tutelle et la fin de la zone euro ?

Yvan Allaire et Mihaela Firsirotu | Lesaffaires.com

Dans le coin droit, un Capharnaüm de gouvernements, une macédoine d’Institutions (avec un I majuscule), un Babel de programmes, une Allemagne sûre d’elle, dominante, inflexible et, en coulisse, une Commission de fonctionnaires, autoritaire et autocratique.

Dans le coin gauche, un homme seul, chef de gouvernement d’un petit pays présumé coupable d’irresponsabilité financière chronique ainsi que d’une « insupportable insolence » politique.

La partie était perdue d’avance et cela depuis 2012 à tout le moins. En effet l’opération de sauvetage d’alors avait pour but premier d’éliminer, ce qui était le réel pouvoir de négociation de la Grèce, le risque qu’un défaut de la Grèce provoque une crise dans tout le système financier et bancaire européen, comme ce fut le cas en 2008 avec la faillite de Lehman.

Bien sûr, c’est connu, le parlement grecque devra en deux jours relever la TVA, couper les pensions des retraités, instituer des mesures « semi-automatiques » de réduction des dépenses en cas de déviations des cibles « ambitieuses » (le terme est dans l’entente) de surplus budgétaire primaire (revenus moins dépenses, sans inclure les coûts du service de la dette).

On exige que la Grèce place en fiducie des actifs à privatiser d’une valeur de quelque 50 milliards d’euros. Ce fonds sera géré par les autorités grecques mais sous la supervision des « institutions » européennes pertinentes. (Seule « victoire » de Tsipras car on souhaitait localiser ce fonds au Luxembourg.)

Ainsi lancé sur la voie de l’ingérence dans les affaires intérieures d’un pays, les dirigeants européens se mêlent de tout et imposent à la Grèce de fournir un échéancier précis pour :

  • Adopter des mesures de réforme de ses marchés, incluant à propos du commerce le dimanche, de la propriété des pharmacies, du marché du lait et des boulangeries, de l’accès aux professions;
  • Libéraliser le marché de l’énergie en privatisant la société de transmission d’énergie électrique;
  • Moderniser les lois du travail et de la négociation collective pour les ajuster aux directives de l’Union européenne, incluant en ce qui concerne les mises à pied collectives.
  • Etc.

Que reste-t-il de souverain à cette Grèce? Comment une démocratie peut-elle accepter une telle mise en tutelle? On dira que la Grèce n’avait pas le choix, qu’elle paie pour son incurie fiscale au cours des dernières années.

Un peu simple, un tantinet court comme analyse.

Retournons un peu en arrière, disons à 2007 (toutes les données proviennent de Eurostat et de la Commission européenne) :

  • Le ratio dette à PIB de la Grèce est alors de 103,1%, un ratio élevé, pas dramatique mais vulnérable (le ratio moyen des pays de l’OCDE est alors de 74%); le déficit budgétaire de la Grèce est de quelque 15,5 milliards d’euros.
  • En 2007, son PIB croit (en valeur nominale) de 6,9% et (en termes réels) de 3,5% pour atteindre 233 milliards d’euros (en valeur nominale). En fait la Grèce connait depuis 2000 un taux de croissance du PIB qui est supérieure à la moyenne des pays de la zone euro. Cette bonne performance est propulsée par la forte demande intérieure pour des biens de consommation, souvent importés et financé par des banques avenantes, ainsi que par de généreuses rémunérations dans tout le secteur public. Cette politique résulte en des déficits budgétaires chroniques et un relèvement de la dette publique, bien que le ratio dette/PIB reste à peu près constant autour de 100%.
  • Depuis l’entrée de la Grèce dans la zone euro en 2001, le coût de financement de la dette grecque est anormalement faible pour un pays dont le ratio dette/PIB oscille autour de 100%. Les deux figures suivantes juxtaposent le rendement attendu par les investisseurs pour la dette échéant dans dix ans pour l’Allemagne et la Grèce de 2001 à 2008. On y constate que la Grèce pouvait se financer en payant une petite prime de quelque 0,30% par comparaison à ce qu’il en coûtait à l’Allemagne pour financer sa dette. Ce contexte de taux d’intérêt mène et mènera toujours à un endettement élevé, comme c’est le cas aux États-Unis, au Canada et ailleurs.

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  • Puis, l’entrée de la Grèce dans la zone euro en 2001 a mené à une détérioration de sa balance commerciale (la différence entre les exportations et les importations de biens et services), comme le montre la figure suivante. Ce déficit de la balance commerciale atteint 15% du PIB grec en 2008 et ne se résorbe qu’avec la crise financière alors que la population grecque ne peut plus acheter de biens de consommation, que le chômage monte en flèche et que l’économie s’écroule, son PIB chutant de 26% entre 2008 et 2014.

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Pour l’Allemagne, la zone euro produit l’effet contraire ainsi qu’on peut le constater à la figure suivante. D’une balance commerciale légèrement négative en 2001, celle-ci devient, au fil des ans, fortement positive.

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  • Ces données démontrent que la Grèce sans sa propre monnaie est privée de deux mécanismes précurseurs de graves problèmes fiscaux, de deux signaux d’alarme:
  1. La Grèce hors de la zone euro verrait le taux de financement de sa dette publique augmenter selon le niveau des déficits et de la dette totale du pays; un gouvernement subit alors les effets délétères des intérêts plus lourds sur son déficit, ce qui risque d’augmenter encore ses coûts de financement, dans un cercle vicieux qu’il faut stopper avant qu’il ne soit trop tard. Rien de cela ne se produit; en janvier 2008, la Grèce peut encore emprunter à un taux d’intérêt presqu’identique à celui de l’Allemagne.
  2. L’important déficit de son compte courant (exportations moins importations) pour un pays ayant sa propre monnaie aurait mené à une dévaluation relative et graduelle du taux de change; ainsi, les importations deviennent plus chères, l’inflation augmente, les réserves de la banque centrale chutent et ainsi de suite. Ce signal avant-coureur, un mécanisme quasi-automatique d’ajustement, est absent pour tous les pays membres de l’euro, puisque la valeur de l’euro est ancrée plus ou moins à la balance commerciale de toute la zone; l’énorme surplus commercial de l’Allemagne compense pour les déficits des balances commerciales des autres pays, ce qui maintient un euro fort (mais sensiblement moins fort que ne le serait le mark allemand).

Puis survient en 2008 la crise financière avec ses conséquences désastreuses sur les économies de bon nombre de pays, bien qu’innocents de toute responsabilité pour cette conflagration qui prend source dans le système financier américain.

Malheureusement, pris par surprise par ces évènements, le gouvernement grec de l’époque accepte les propositions de Goldman Sachs pour maquiller sa performance budgétaire en 2008 et 2009. Le nouveau gouvernement doit en 2010 redresser les statistiques de déficit et d’endettement pour en corriger les entourloupettes.

Les chiffres réels (corrigés) montrent qu’en 2009, le PIB de la Grèce a chuté modestement de 4,7% (la même année, le PIB du Canada chute de 3,7%) mais les rentrées fiscales ont diminué de façon importante alors que les dépenses publiques en pourcentage d’un PIB amoindri augmentent fortement portant le déficit de la Grèce à 36 milliards d’euros (versus 15,5 milliards en 2007). Sa dette atteint 301 milliards d’euros, soit 129.7% du PIB en 2009.

Le programme de 2010

Ce niveau d’endettement et la tendance générale déclenchent une démarche auprès des institutions de l’Eurozone et du FMI en 2010.

Ce premier plan de support de quelque 110 milliards d’euros (dont 30 du FMI) comporte plusieurs mesures d’austérité; la Grèce devra effectuer des coupures immédiates de quelque 14% dans les salaires des employés du secteur public ainsi que dans les prestations de retraite; elle devra augmenter la TVA, etc.

Le moment est décisif pour la Grèce et l’UE. La Grèce aurait pu choisir de demander fermement une restructuration de sa dette, une éventualité que le FMI évalue mais conclut :

« Le faisceau de liens économiques et politiques-incluant le fait que les obligations grecques sont détenues par une grande variété d’investisseurs privés et de fonds publics- complique sérieusement toute option autre que le programme que le gouvernement doit mettre en place. Toute perception positive des effets à court terme d’une restructuration de la dette doit être évaluée par rapport aux effets de contagion » (FMI, 9 mai 2010, p.3) [Traduction].

L’épée de Damoclès d’un effet de contagion donnait à la Grèce d’alors un réel pouvoir de négocier des termes plus favorables pour régler son problème. Le plan d’aide de 2010, assorti d’un train de mesures, ne règle rien, bien au contraire, si on en juge par le ratio d’endettement, le taux d’intérêt sur sa dette ou sur le taux de chômage dans les mois qui suivent.

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Le programme de 2012

Il faut de toute urgence un nouveau plan de sauvetage, mais sauvetage de qui? Le programme de support financier de 2012 fait en sorte que la dette grecque qui est détenue par des banques et investisseurs privés passe de 206 milliards d’euros en février 2012 à quelque 60 milliards d’euros en décembre 2012! Près de 80% des fonds avancés par les institutions de l’Union européenne et le FMI ont servi à racheter les dettes détenues par des intérêts privés et à renflouer le capital des banques touchées par le rabais sur la valeur de la dette grecque lors de son rachat (attac, 2013). De plus, la nouvelle dette de la Grèce est domiciliée à  Londres et assujetti aux lois britanniques alors que la dette précédente était domiciliée en Grèce et assujettie aux lois grecques.

Dès lors, un défaut éventuel de la Grèce (et même sa sortie de la zone euro) n’aurait pas de grande conséquence à court terme sur le système financier européen et mondial. Mais à plus long terme, les protagonistes de la ligne dure envers la Grèce, voulant intimider les pays qui oseraient résister aux directives fiscales de la Commission et de ses instances, ont possiblement signé l’arrêt de mort du projet européen.

Le programme de 2012 est un échec en ce qui concerne la Grèce mais un grand succès pour le système bancaire européen. En Grèce, la situation se détériore rapidement. Le taux de chômage continue de grimper au-delà de 25% globalement et de 50% chez les jeunes, un PIB qui chute de 26% de 2008 à 2014, des taux d’intérêt qui rendent impossible tout financement de la Grèce.

Mettons ces données en contexte. Au pire moment de la Grande Dépression des années ’30 aux États-Unis, le chômage atteignit 24,75% et le PIB avait chuté de 30%. La Grèce vit donc une grande dépression dont on voudrait la sortir avec des cataplasmes financiers.

Toutes les hypothèses de redressement accompagnant les plans de 2010 et 2012 se sont avéré grossièrement erronées; il convient donc de redonner au patient la même médecine mais en dose plus forte.

Le PIB de la Grèce: le réel par comparaison aux hypothèses sous-tendant les programmes de 2010 et 2012

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Le programme de 2015

Devant ces piteux résultats, devant une situation devenue précaire, les institutions de l’UE, la banque centrale européenne et le FMI (la « troika ») et la Grèce s’engagent dans une nouvelle joute de négociation; mais la partie sera plus dure pour la Grèce; les instances européennes et certains gouvernements ne veulent pas négocier de rabattement de la dette; ils jouent à quitte ou double; on exige de la Grèce la mise en place de programmes du même type que pour les deux programmes précédents qui n’ont rien résolu; mais cette fois, les exigences seront encore plus lourdes, les échéances plus serrées, les conditions préalables plus contraignantes.

Pourtant, le FMI, naguère si inflexible à ce sujet, «est maintenant d’avis que la zone euro doit aller « bien plus loin » que prévu pour alléger la dette de la Grèce et pourrait même être contrainte d’en effacer une partie». Le FMI a-t-il reçu des consignes de ses maîtres à Washington, inquiets des répercussions géopolitiques d’une sortie de la Grèce de la zone euro?

« Délirant », « irréaliste »… Des économistes jugent le plan d’aide grec (Le Monde Économie, 15 juillet 2015)

De toute évidence, certains membres de l’Union européenne souhaitent que la Grèce prenne la décision de sortir de l’euro puisqu’aucune disposition de l’union monétaire ne lui permet d’expulser un pays de l’Eurozone.

Le parlement grec a approuvé, dans la nuit du 15 au 16 juillet 2015, le pacte négocié à Bruxelles dans la nuit du 12 au 13 juillet 2015. Possiblement pour se donner le temps de préparer une pénible sortie de l’euro, une sortie dont les Grecs ont déjà assumé une bonne partie des coûts!

Conclusions

Les termes de l’ «accord» imposés au premier ministre grecque n’auront pas échappé aux parties politiques  de tous les pays de la zone euro et de ceux qui aspiraient naguère se joindre à cette union.

L’examen des faits démontre, nous semble-t-il,

  • que la Grèce n’est fautive que de ne pas s’être préparé pour la crise financière américaine de 2008 qui allait bouleverser le jeu économique mondial; mais qui était vraiment prêt?
  • qu’une union monétaire, pour réussir, doit compter sur un gouvernement central avec pouvoir de taxation, sur une répartition programmée des recettes fiscales entre les différents adhérents à l’union monétaire (système de péréquation), ainsi que sur des stabilisateurs automatiques comme un programme centralisé d’assurance contre le chômage; un pays ne devrait jamais se joindre à une union monétaire qui ne rencontre pas ces conditions préalables, comme c’est le cas pour l’euro.
  • qu’une union monétaire viciée, comme l’est la zone euro, retire aux pays adhérents la maîtrise de sa politique monétaire et les obligent à composer avec les changements macro-économiques par de pénibles réductions des salaires,des augmentations de taxes, et autres mesures socialement discutables et politiquement suicidaires.
  • que la sortie d’une union monétaire, même si celle-ci est très imparfaite, s’avère une opération périlleuse et difficile; le calvaire qu’endure la Grèce depuis quelques années lui a déjà fait porter une bonne partie de ces coûts.

Les opinions exprimées dans ce texte n’engagent que les auteurs.