21 novembre 2008

En crise…et comment s’en sortir!

Yvan Allaire et Mihaela Firsirotu | IGOPP

«  L’Histoire  ne se répète jamais; les hommes, eux, se répètent toujours » Voltaire.

Comment cette crise financière, singulière par son ampleur, s’est-elle fabriquée? Comment l’expliquer simplement? Comment en tirer les leçons pour l’avenir?

Le hic, les causes directes de cette crise prennent la forme d’acronymes ésotériques, (CDO, CDS, VAR, MtM, etc.), d’innovations financières virtuelles, de montages hors-bilan, de réseaux de transactions opaques, et ainsi de suite; à telle enseigne que d’en fournir une explication satisfaisante, ni trop simpliste, ni trop exotique, pose un défi pédagogique quasi-insurmontable.

Expliquer la crise?

Une partie de l’explication, facile à comprendre celle-là, met en relief la cupidité, l’appât du gain des principaux acteurs (incluant les agences de notation de crédit), l’alignement des rémunérations fastes pour des résultats de courte durée, des récompenses extravagantes pour une gestion hasardeuse comportant des risques cachés ou mal compris. Cette tare de « l’homme avide de profits » (Machiavel) est une constante de l’Histoire, mais elle est devenue une véritable crise morale au cours des derniers 20 ans.

D’autres facteurs, plus techniques, plus spécifiques, ont contribué à provoquer la crise et à l’amplifier. Ainsi, les principes comptables de la juste valeur marchande  (mark-to-market ou MtM) auxquels sont assujetties les institutions financières ont pesé lourdement dans l’enchainement des évènements menant à la crise financière. (À ce sujet, voir Allaire, Yvan, «La crise : un iceberg financier! », La Presse, 1er octobre 2008)

Une réglementation défaillante ou carrément absente concernant les nouveaux produits financiers et les nouveaux intervenants, comme les fonds de couverture (mieux décrits comme des fonds de spéculation), a aussi facilité la bulle de crédit et de l’immobilier aux États-Unis. Cette posture en ce qui touche la réglementation est la manifestation d’une sorte d’idéologie, voire d’un fondamentalisme, des marchés. Prêché et pratiqué par les Greenspan et comparses, ce fondamentalisme s’appuie sur une foi touchante dans la capacité des marchés à s’« auto-réglementer », à corriger rapidement et efficacement les excès et les abus.

Ce « laissez-faire, laissez-courir » dans le secteur financier est toujours périlleux; il eût des effets pernicieux qui ont alimenté cette crise. La croissance débridée des « dérivés de crédit » (CDS), sans supervision, sans transparence, sans imputabilité, s’avère une cause première (et technique) de la crise actuelle. Ce marché, qui a atteint en quelques années une valeur nominale de $ 55,000 milliards, se prête à toutes sortes d’entourloupettes et manigances menées par spéculateurs sans vergogne. Il a servi à dissimuler le véritable niveau de levier financier dans le système financier mondial. (Voir au sujet des dérivés de crédit Allaire, Yvan : « Chronique d’une bulle financière » Forces, printemps 2008).

Finance et mathématiques

Le phénomène de la mathématisation de la finance et du placement au cours des 30 dernières années a contribué de façon subtile au chaos des derniers mois. L’arrivée massive de gens formés en mathématiques et en physique chez les fabricants de produits financiers (les JP Morgan, Goldman Sachs, Morgan Stanley, ainsi que dans les fonds de couverture – « hedge funds ») a mené à des « innovations financières » d’un niveau inédit de complexité et d’abstraction ainsi qu’à des modèles d’évaluation des risques se voulant  à la hauteur de ces nouveaux produits financiers.

Tout cet appareillage statistique et mathématique à première vue impressionne et intimide  quiconque ne détient pas un doctorat dans le domaine, ce qui est le lot de la plupart des membres de conseil d’administration, des gestionnaires de fonds et même du personnel des agences de notation de crédit, lesquelles doivent pourtant apprécier les risques de ces produits ésotériques et leur donner une note de crédit. Or, les modèles quantitatifs d’évaluation des risques aussi précis puissent-ils paraître dépendent en fait d’hypothèses fragiles et de données historiques qui ne sont pas garantes de l’avenir.

Les modèles d’évaluation des risques de type VAR (Value at Risk) sont de plus en plus importants pour déterminer le montant de capital nécessaire pour appuyer prudemment une activité, le niveau de levier financier acceptable ainsi que les rendements qui sont appropriés pour les risques assumés.

Ces modèles cherchent à estimer la probabilité que certains événements, certains niveaux de perte, se produisent. Cette probabilité dépend au premier chef de la volatilité observée historiquement dans les marchés pertinents. (Volatilité signifie risque dans le monde de la finance)

Illustrons par un exemple simple. Le tableau suivant montre le niveau de volatilité des marchés boursiers (en fait du S&P 500) selon un indice (appelé VIX) calculé depuis 1990. (Plus l’indice est élevé, plus la volatilité et le risque sont élevés) :

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Pour apprécier le niveau de risque encouru par un placement, les modèles d’analyse vont utiliser les données pertinentes sur la volatilité de ce type de placement au cours des cinq ou dix dernières années. Ainsi, au début 2008, dans l’évaluation d’un placement pour lequel l’indice VIX est pertinent, les modèles auraient tenu compte du fait que la volatilité moyenne des cinq dernières années avait été de 15,5 et des dix dernières années, de 20,2 (incluant la période turbulente de la bulle Internet et du 11 septembre 2001).

Il est important de remarquer la très faible volatilité des années 2003 à 2007. Ce phénomène a eu une influence déterminante sur l’appréciation des risques, les montants de capitaux requis et le levier financier permissible. Avec une si faible volatilité observée, les risques sont perçus comme faibles pour tout investissement et tout niveau d’endettement.

Toutefois, un décideur sceptique voudra que l’on soumette le modèle d’évaluation des risques à l’épreuve de circonstances plus défavorables (stress test dans le jargon du domaine) que celles des dernières années; par exemple, stresser le modèle en refaisant les calculs avec le pire résultat observé depuis 1990 (soit 28,6 en 2002), ou encore en doublant la volatilité observée au cours des derniers 5 ans (2 x 15,5 = 31,0).

Ayant mené de tels tests et pris des décisions en conséquence des résultats, le responsable jugera qu’il a agi avec prudence et sagacité. Or, voici la volatilité observée en 2008 :

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En quelques semaines d’octobre et de novembre  2008, la volatilité des marchés à grimpé à près de trois fois la volatilité la plus élevée observée depuis que l’indice fut créé en 1990.

Les calculs des risques, la valeur des produits dérivés et les garanties à donner, la capitalisation requise pour appuyer les risques et l’endettement, les attentes de rendement, les primes exigées sur le crédit, tout est chamboulé par une telle explosion de la volatilité.

Les modèles mathématiques les plus raffinés furent incapables de détecter les signes avant-coureurs de la crise (et ils étaient abondants), d’apprécier à quel point les comportements qu’ils incitaient allaient amplifier la crise. Comme un météorologue quantitatif rivé à son écran d’ordinateur dans une salle sans fenêtres, les matheux de la finance continuaient de prédire le beau temps alors qu’un ouragan fonçait sur eux.

« It is better to be vaguely right than precisely wrong » disait John Maynard Keynes; et ce bon vieux Pascal, pourtant mathématicien lui-même, ne vantait-il pas la supériorité de « l’esprit de finesse » sur «l’esprit de géométrie ».

Quoi faire?

Les citoyens doivent se convaincre que ce système financier dysfonctionnel peut être changé, qu’il n’est pas le produit de forces incontrôlables et irrépressibles. Il a été conçu et construit par l’homme. L’homme peut le changer.

S’il est vrai que les marchés boursiers de par le monde font un remarquable diapason de chutes dramatiques, le fait demeure que le système financier canadien ainsi que la fiscalité canadienne placent le Canada en situation avantageuse pour réagir vigoureusement à la tempête économique qui s’annonce.

Une mesure concrète de la position favorable du Canada nous est fournie par, justement, les dérivés (ou assurances) de crédit pour différents pays. Voici ce qu’il en coûte (ce 21 novembre 2008) pour acheter une « assurance » contre une défaillance de crédit sur la dette émise par différents pays survenant au cours des prochains cinq ans :

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Le message est clair : les marchés internationaux jugent que le Canada représente le meilleur risque financier de tous les pays.

Toutefois, il est inapproprié d’utiliser la crise financière mondiale pour promouvoir des politiques et mesures qui n’ont rien à voir avec celle-ci. Ainsi, le ministre des finances du Canada, M. Flaherty, frôle la démagogie lorsqu’il prétend que cette crise démontre le besoin d’une commission unique des valeurs mobilières au Canada. Or, les pays qui sont aux origines de la crise et les plus touchés par celle-ci, les États-Unis et la Grande-Bretagne, possèdent des commissions des valeurs mobilières hautement centralisées…et pourtant!

Quelques changements bien concrets pourraient nous éviter de répéter (trop souvent) l’expérience pénible que nous vivons présentement. Certaines de ces suggestions ont été également avancées par le Forum sur la stabilité financière ainsi qu’au cours de témoignages d’experts devant un comité de la Chambre des représentants aux États-unis le 13 novembre dernier:

  • Contrôler les rémunérations qui tuent. Voilà un problème qu’on ne réussit pas à résoudre. Ce n’est pas par des plafonds de rémunération arbitrairement fixés par les gouvernements qu’on va y arriver (sauf lorsque ceux-ci investissent directement dans une société pour la sauver de la déconfiture). Notre suggestion est toute simple : les membres du conseil doivent être rendus expressément responsables du programme de rémunération de l’ensemble des cadres, spécialistes et dirigeants. Ils sont fiduciairement responsables d’établir un système de rémunération variable qui soit calibré aux risques assumés, étalé dans le temps et comportant des clauses de retrait de boni en cas de contre-performance ultérieure. L’exemple donné récemment par la banque UBS peut servir de modèle de base. (Pour plus d’information, consulter le lien http://www.ubs.com/1/e/investors/compensationreport.html; ou encore, Allaire, Yvan, Fair Wages for an Honest Day’s Work, dans Beyond Monks and Minnow de Allaire, Yvan et Mihaela Firsirotu, Forstrat International Press, 2005). Il est tout aussi important que les investisseurs institutionnels cessent de céder aux exactions des fonds de spéculation. Par mollesse de négociation et par manque de concertation entre les grands fonds institutionnels, les gestionnaires de ces fonds de spéculation ont réussi à soutirer des rémunérations indécentes. Les 25 gestionnaires de fonds de couverture (ou plus exactement de spéculation) les mieux payés en 2007 ont touché une rémunération collective supérieure à celle des 500 PDG des plus grandes entreprises américaines (eux-mêmes objets de critiques virulentes parce que, supposément, trop payés!)
  • Éliminer les transactions de gré à gré (en anglais, « over the counter » ou OTC) ou en réduire le nombre et l’importance. On reste pantois qu’un marché comme les dérivés de crédit ait pu croître à une vitesse phénoménale pour atteindre en 2007 une valeur nominale de 55,000 $ milliards, sans aucune réglementation, sans supervision, sans un mécanisme de règlement qui aurait donné une transparence au phénomène et identifié les parties qui assumaient les risques de ces produits. Ainsi, lorsqu’un produit négocié de gré à gré atteint un certain volume, il devrait obligatoirement se transformer en un produit transigé sur une bourse appropriée et être soumis à un mécanisme central de compensation et de divulgation
  • Revoir le rôle et le mode de rémunération des agences de notation; celles-ci ont pris trop d’importance pour les investisseurs qui, rassurés par leurs notations, ne font pas suffisamment diligence; par ailleurs, rémunérées par ceux qui veulent vendre des produits financiers complexes, les agences sont motivées à cautionner des produits complexes qui parfois dépassent leur entendement.  Il serait temps de concevoir des formes de rémunération par lesquelles les utilisateurs de ces notations paient pour le travail des agences. Peut-être que les grands fonds institutionnels devraient créer leur propre agence de notation pour les produits dérivés et autres produits complexes dont ils sont de grands acheteurs. Il faudrait doter cette agence du talent nécessaire pour faire contrepoids aux concepteurs de produits ésotériques.
  • L’homologation des nouveaux produits financiers; l’hypothèse que les investisseurs, dit « sophistiqués », sont en mesure d’évaluer les tenants et aboutissants des produits complexes qui leur sont offerts, ne tient pas. Souvent, l’«innovation » en ce domaine devance les mesures de risque et contourne la réglementation en place. Tout produit qui comporte un risque pour la santé ou le bien-être des citoyens est soumis à une démarche d’approbation; on ne laisse pas les voyageurs expérimentés juger de la sécurité d’un nouvel avion! Tout nouveau produit financier devrait être soumis en toute confidentialité à une instance, sise aux commissions des valeurs mobilières ou ailleurs, qui devrait en évaluer les risques et établir l’information devant être divulguée à tout acheteur. Cet organisme devrait être indépendant et compter sur des équipes capables d’apprécier les risques de ces nouveaux produits.
  • Revoir la latitude des caisses de retraite en matière d’investissements « alternatifs ». Longtemps soumis à un ensemble de restrictions quant à leurs investissements (% en actions, % en actions étrangères, % en immobiliers), les caisses de retraite en furent graduellement affranchies. C’est ainsi que les caisses de retraite sont devenues les principaux bailleurs des fonds de couverture (hedge funds) et des fonds d’investissement (dit de privatisation). Sans l’apport des caisses de retraite, ces deux types de fonds, qui ont joué un rôle certain dans les perturbations récentes, seraient d’une importance marginale. Par exemple, le fond de privatisation Blackstone révèle être financé à la hauteur de 61 % par des caisses de retraite et des fondations. Pour un ensemble de raisons, parmi lesquelles la façon dysfonctionnelle d’évaluer et de comparer annuellement les performances des caisses de retraite ainsi que les pressions pour satisfaire aux obligations de rendement jouent un rôle important, en ont fait des avides investisseurs dans ces nouveaux fonds et de prompts acheteurs de nouveaux produits ésotériques. Il serait approprié d’engager un dialogue sur les façons de circonscrire cette chasse au meilleur rendement comparatif par le biais d’investissements « alternatifs ». Comme l’a écrit bellement Paul Soriano «Quand les événements pénètrent dans les institutions, c’est généralement par infraction ». Justement, cette crise financière est une sorte d’infraction!

Conclusion

Il est vrai que les peuples apprennent lentement et oublient rapidement. Il est vrai que les fiascos financiers prennent des formes inédites d’une fois à l’autre. Il est vrai que la ruée vers de nouvelles règlementations, mal conçues, peut faire plus de mal que de bien. Toutefois, cette crise interpelle les gouvernements et la société civile comme aucune depuis 1929. L’inaction n’est pas une option.

Nous proposons en ce texte une ébauche, une esquisse à peine, des causes de la crise financière ainsi que quelques recommandations pour nous protéger un tant soit peu contre ces phénomènes de fiascos à répétition.