22 février 2018

À qui iront les millions de $ provenant du cannabis légalisé?

Yvan Allaire et Mihaela Firsirotu | Le Devoir

Statistiques Canada a estimé qu’en 2017, « environ 4,9 millions de Canadiens âgés de 15 à 64 ans ont dépensé un montant estimatif de 5,7 milliards de dollars pour se procurer du cannabis à des fins médicales (10% du marché)  et non médicales (90 % du marché). Cela équivaut approximativement à 1 200 $ par consommateur de cannabis ». Des sociétés privées, souvent cotées en Bourse et déjà fournisseurs de cannabis pour fins thérapeutiques, se préparent à desservir un marché présentement illicite.

L’initiative fédérale de légaliser la production et la consommation du cannabis, une initiative que plusieurs jugent téméraire et intempestive, a créé en quelques mois des centaines de multimillionnaires, rapporté plus d’argent que le crime organisé n’a pu tirer de la vente illicite de cannabis en si peu de temps.

Par exemple, cinq des six sociétés productrices qui ont signé récemment des contrats d’approvisionnement avec la SAQ sont cotées en Bourse (Aurora Cannabis, Canopy Growth, Medreleaf, Aphria, Hydropothecary). La valeur boursière collective de ces cinq sociétés s’établissait le 16 février 2018 à quelque 15 milliards $ alors qu’en 2015, avant que la légalisation du cannabis pour fins récréatives ne fût probable, leur titre stagnait et leur valeur boursière collective ne dépassait pas 500 millions $. Les administrateurs et les dirigeants de ces cinq sociétés  y détiennent des actions d’une valeur globale de 910 millions $ au 15 février en plus d’options sur le titre valant plus de 180 millions $ à la même date.

Évidemment, le gouvernement fédéral se conforte qu’il ne fait que remplacer la consommation illicite par une consommation licite, mieux contrôlée et non entachée par la participation des milieux criminels. L’enfer est pavé de bonnes intentions. Cette fragile thèse suppose que la disponibilité du produit en de nombreux points de vente et leur prix concurrentiel (avec le prix du cannabis illicite) ne susciteront pas de croissance de la demande : le nombre de consommateurs (quelque 4,9 millions de Canadiens âgés de 15 à 64 ans en 2017) n’augmentera pas et la consommation par utilisateur restera constante.

La dynamique stratégique et financière de ce nouveau marché

Les lois de l’économie de marché vont jouer pleinement pour structurer le marché du cannabis et la logique des marchés boursiers imposera ses lois aux sociétés cotées en Bourse. Comprenons bien que ces sociétés devront convaincre les investisseurs/actionnaires/spéculateurs que les marges bénéficiaires seront importantes et croissantes au fur et à mesure que leurs volumes de production augmenteront et que le marché global canadien pourrait connaîtra une solide croissance. La loi impitoyable des marchés financiers exige une augmentation continue du bénéfice par actions sous peine de stagnation ou de déclin de la valeur du titre.

L’enjeu est déjà réel pour les sociétés productrices de cannabis cotées en Bourse. Pour satisfaire aux attentes de leurs actionnaires en mal d’augmentation continue du prix de leurs actions, il leur faut:

  • Dresser rapidement des barrières à l’entrée dans ce marché de façon à limiter le nombre de fournisseurs sérieux; ainsi nous observons déjà des engagements financiers pour augmenter leur capacité de production ainsi que des consolidations d’entreprises par le jeu d’acquisitions et de fusions. Quelques producteurs auront rapidement atteint une capacité de production égale ou supérieure à la demande anticipée produisant un puissant effet à la baisse sur leurs couts d’exploitation. Tout nouvel entrant en puissance fera face à de formidables obstacles pour lever les capitaux nécessaires ainsi qu’à la perspective de pertes importantes tant que ses couts n’atteindront pas ceux des firmes en place.
  • Négocier des contrats à long terme à prix fixe avec les réseaux de distribution pour boucler le marché pour de nouveaux entrants et montrer à l’acheteur que le prix demandé n’ajoute qu’une marge bénéficiaire modeste à leurs coûts actuels d’exploitation; ces coûts chutant rapidement au fur et à mesure de l’augmentation de leur volume de production, ces sociétés pourront afficher des marges bénéficiaires croissantes, à la grande satisfaction des marchés financiers.
  • Dans toute la mesure du possible, tenant compte des contraintes qu’on leur imposera, créer des gammes de produits et des marques bien différenciées visant des segments de marché distincts.
  • Mobiliser toutes les ressources collectives de l’industrie pour influencer les décisions politiques et administratives qui détermineront la rentabilité future de l’industrie.

Ce marché sera donc constitué d’un oligopole de producteurs et de monopoles régionaux de distribution (du moins au Québec, en Ontario et en Alberta). Cette situation, assez rare, suscite de nombreux dilemmes pour les sociétés d’État devant agir comme acheteurs et distributeurs de ces produits du cannabis.

Un distributeur en situation de monopole devrait-il établir un prix d’achat équivalent aux couts d’exploitation des producteurs auxquels s’ajouterait un rendement acceptable sur leurs investissements, comme on le ferait pour une industrie règlementée? Devrait-on négocier un prix qui correspond à leurs couts réalisables, compte tenu de l’effet sur les couts du volume d’achat auquel le distributeur s’engage? Devrait-on signer des ententes d’approvisionnement à long terme seulement si les prix sont indexés aux couts d’exploitation? L’Ontario et le Québec devraient-ils créer un consortium d’achat pour négocier ensemble des prix d’approvisionnement? La Société québécoise du cannabis devrait-elle imposer à ses fournisseurs de divulguer l’identité de ses bailleurs de fonds (dans le cas d’une société cotée en Bourse, tout actionnaire détenant plus de 10 % des votes doit enregistrer ce fait auprès des autorités en valeurs mobilières).

La valeur boursière des producteurs de cannabis dépend en grande partie des réponses que l’on apporte à ces questions. Une réponse positive à toutes ces questions ferait fondre leur valeur boursière. Les producteurs tenteront évidemment de jouer un acheteur d’une province contre l’acheteur d’une autre province et d’obtenir des engagements d’achat à long terme à prix fixe; ils pourront aussi s’entendre entre eux, tacitement et de façon légale, pour établir des prix de base; ils tenteront de différencier leur produit pour créer une demande spécifique de la part des consommateurs, faisant ainsi pression sur les distributeurs.

Or, puisque le projet de loi 157 est encore à l’étude, la SAQ, seul organisme pouvant agir en préparation d’une légalisation possible du cannabis au cours de l’été 2018, a dû signer des contrats d’approvisionnement de longue durée, liant d’avance la SQC. Un de ces fournisseurs donne l’assurance à ses actionnaires que la marge de profit, lorsque rendue publique, sera sensationnelle (« pretty amazing » (Globe and Mail, le 15 février 2018)

Le prix au consommateur

La détermination du prix du cannabis vendu aux consommateurs représente un enjeu important. Le prix du cannabis licite devra inclure la taxe d’accise de 1 le gramme $ (jusqu’à un prix de 10 $; 10 % au-delà) ainsi que la TPS et TVQ (15 % du prix). Quelle sera la marge bénéficiaire que la SQC voudra réaliser pour son compte? Le projet de loi 157 stipule en son article 23.2 que [l]e ministre peut établir les paramètres en fonction desquels la Filiale doit déterminer le prix de vente du cannabis.

Si le prix est supérieur au prix demandé par les fournisseurs illicites, alors les fournisseurs illicites continueront de s’approprier une part importante du marché. Si le prix est établi de façon à éliminer le marché illicite, alors on risque d’observer une croissance du marché licite par l’attrait de nouveaux consommateurs ou l’augmentation de leur consommation.

Il est évident que les producteurs voudront que les marges de profit des réseaux de distribution soient telles que le prix aux consommateurs suscite la demande la plus forte.  Les pressions et le lobbying auprès du gouvernement seront intenses.

Conclusion

La légalisation de la consommation de cannabis pour des fins « récréatives » crée une nouvelle industrie et un nouveau marché. En raison de son caractère affriolant, les marchés boursiers se sont emballés créant d’immenses richesses et donnant des valeurs difficilement soutenables aux entreprises de cette industrie. Les intérêts des actionnaires, spéculateurs et dirigeants de ces sociétés ne sont pas naturellement alignés sur l’intérêt public. Les sociétés d’État responsables de la distribution du cannabis seront au centre de conflit entre les intérêts des uns et des autres et devront composer avec des pressions soutenues et subtiles pour les soumettre à la logique implacable des marchés financiers.

Les opinions exprimées dans ce texte n’engagent que les auteurs.